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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
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en un rien de temps. C’est ainsi que progresse la
science, vous savez. Il y a toujours des pertes, des blessés qu’on laisse
claudiquer à l’arrière.
    — Et pourquoi ne pas transformer le blanc en
noir ?
    — Impossible. Ce serait une violation grossière des
lois de la nature. Autant ordonner au léopard de se changer en limace. Pas
possible. Nos amis d’ébène, voyez-vous, sont une espèce intermédiaire, la barre
que notre Père a placée entre l’homme et la bête, et sous laquelle l’humanité
ne peut pas tomber. Tout aspire à s’élever, vers la lumière. Et nous serons la
première génération de l’Histoire à assister à cette glorieuse métamorphose, à
l’ultime défaite de la pigmentation.
    — De ce que j’ai pu voir, je dirais que ça risque
d’attendre un peu plus longtemps.
    — C’étaient là mes premières tentatives
rudimentaires ; j’ai largement avancé depuis. Mais surtout, au cours des
années, j’ai mis au point une méthode parallèle, non médicinale, laquelle,
comme le voulait sans doute le Seigneur, s’est révélée la plus fructueuse. Le
résultat vous intéresse ?
    — Je ne voudrais surtout pas manquer le clou de la
visite.
    — Qu’il en soit donc ainsi. » Il se leva en
ahanant de son fauteuil, et s’adressa à Liberty, pour la première fois, d’un
ton calme et mesuré, presque raisonnable, presque une confidence. « Je
crois avoir atteint un âge qui m’oblige à bouger régulièrement, sinon mon corps
se raidit et s’ankylose. Un de ces jours, je le crains, je vais m’endormir dans
un fauteuil et il faudra m’enterrer dedans. Votre bras, je vous prie. »
    Liberty se hâta de lui offrir son aide, et guida le
vieillard chancelant autour du bureau et jusqu’à la porte : chacun de ses
pas, d’abord timides, était plus assuré que le précédent, et lorsqu’ils furent
dehors, clignant des yeux en chœur au soleil brutal de l’après-midi, il
semblait avoir retrouvé toute sa vigueur première. Il mena Liberty à une autre
cabane, pas plus grande que des latrines, dont la porte fragile était fermée
par un énorme cadenas de fer où le vieil homme introduisit une clef non moins
énorme, prélevée dans le lourd trousseau de cuivre qui tintinnabulait à sa
ceinture.
    L’intérieur puait comme une étable, comme si une matière
jadis vivante y avait fermenté et pourri : la seule lumière, fragmentaire,
provenait des minces rayons filtrant entre les planches. Quand ses yeux se
furent accoutumés à l’obscurité, Liberty put distinguer une forme vaguement humaine
effondrée dans un coin sur un tas de paille.
    « Voici Bridget, annonça le vieil homme.
    — Bonjour », dit doucement Liberty.
    Aucune réaction.
    « Et comment ça va aujourd’hui, Bridget ? »
tonna le vieillard, comme s’il rencontrait un associé sur un trottoir urbain.
    Silence.
    « Je t’ai posé une question, mon enfant, et j’attends
une réponse immédiate. »
    Silence.
    « Alors ? »
    La femme s’agita sur la paille. « Je crois pas avoir de
réponse, finit-elle par dire.
    — Tu as faim ? Est-ce que tu as eu tes aliments ce
midi ? »
    Silence.
    « Où est l’assiette, bon Dieu ? Je vais te dire,
si Luther a encore oublié aujourd’hui…
    — Là, dit Liberty en désignant, sur le sol de terre
battue, un bol de métal où un quignon de pain intact baignait dans une mare de
fayots non moins intacts.
    — Bridget, Bridget, ma chérie, se lamenta le vieil
homme, ça ne va pas, ça ne va pas du tout. Qu’est-ce que je t’ai déjà dit,
encore et encore ? Il faut que tu manges, il faut que tu restes en bonne
santé, pour donner du bon lait à ton petit nourrisson. » Il se tourna vers
Liberty. « Vous voyez de vos propres yeux ce qu’il nous faut surmonter.
Même les adultes ne sont que des enfants grandis trop vite. Bridget,
approche-toi une minute, que notre visiteur puisse voir le beau spécimen que tu
es. »
    Après un silence prolongé, la jeune femme s’arracha à sa
paillasse sordide et s’avança vers eux d’un pas traînant, dans le cliquètement
des chaînes qui enserraient ses pieds nus. Le vieil homme lui prit le menton et
lui tordit la tête vers un rayon de lumière mince comme une fente du bois.
« Regardez, s’exclama-t-il, cette remarquable peau d’ivoire. Appétissante,
n’est-ce pas ?
    — Une albinos ? » À en juger par le regard
éteint de ses yeux bruns fragiles, elle avait depuis longtemps déserté

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