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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
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lourdes couvertures, une minuscule vieille femme, dont la minuscule tête
grise était appuyée sur une pile d’oreillers de plume. On aurait pu la croire
morte, n’étaient ses yeux, durs, bleus, étonnamment vifs et animés, et si
rayonnants qu’ils paraissaient magiquement éclairés de l’intérieur.
« Est-ce lui ? demanda-t-elle d’une voix également incongrue par sa
clarté et sa vigueur. Approchez, que je puisse voir. » Sur ses gardes,
Liberty se dirigea vers le lit. « Vous paraissez effectivement jeune,
jugea-t-elle, bien jeune », et s’adressant au vieil homme :
« Vous voyez, il a le front des Maury, et la fossette au menton. Mon Dieu,
je n’aurais jamais cru vivre assez longtemps pour voir l’un des nôtres revenir
yankee. Mais il est vrai que je n’aurais jamais cru non plus voir ma propre
fille… » Sa voix singulière se perdit dans un silence écrasant.
    « Il a des airs de Langdon, vous ne trouvez pas ?
suggéra le vieillard, se hâtant de combler le vide.
    — Un peu autour des yeux, peut-être le nez,
répondit-elle en examinant les traits de Liberty comme s’il s’agissait d’un
portrait peint sur commande. Vous ne croyez quand même pas qu’il a du sang
nègre ? Il y a quelque chose d’un peu douteux dans la bouche, vous ne
trouvez pas ?
    — Elle a écrit que son mari était new-yorkais.
    — Justement, renchérit-elle, comme si ce fait
expliquait tout. Mais peu importe. Toute ma vie, je me suis efforcée d’aimer
Noir et Blanc d’un amour égal. Viens ici, mon garçon, que Grand-mère te donne
un baiser. »
    Liberty se rapprocha timidement.
    « Mais enfin, baisse-toi, bon Dieu !
ordonna-t-elle sèchement. Tu veux qu’une vieille femme ratatinée comme moi
s’arrache à son lit de mort pour toi ? »
    Il se pencha, inclina son visage jusqu’à une distance qu’il
espérait respectueuse, et sursauta à la sensation inattendue de ces lèvres
minces de papier pressées presque indécemment contre les siennes. Il n’y avait
rien de comparable à cette expérience. Comme s’il s’envoyait en l’air avec sa mémé.
    « Il sent. » Verdict sans appel.
    « Oh, bredouilla Liberty encore décontenancé par
l’intimité de ce contact matriarcal, je suis vraiment désolé, ça fait des
semaines que je crapahute en pleine nature, et les occasions de me rafraîchir
ont été, vous le comprendrez, fort rares.
    — Je n’ai pas dit que ça me gênait. Dieu sait quel
bouquet mêlé d’homme et de bête j’ai enduré dans cette maudite plantation. Ton
fumet n’est pas déplaisant, à vrai dire, il m’évoque du poivre noir. » Et,
se tournant vers son mari : « Vous vous rappelez le ragoût de lapin
de Mama Dell ? L’odeur qu’il avait après être resté une nuit dans la
marmite ?
    — C’est parce que, après le dîner, vous crachiez dedans
pour empêcher Dell et sa progéniture d’y goûter. »
    Elle poussa un ricanement méprisant. « C’étaient tous
des voleurs invétérés. Que pouvais-je faire d’autre ?
    — Allons, allons, dit-il d’un ton apaisant, ces temps
sont révolus.
    — Oui, lança-t-elle, et ceux-ci sont pires encore.
    — Allons, ne vous mettez pas dans des états pareils.
Vous savez le mal que ça vous fait. »
    Ses doigts pâles et osseux trituraient nerveusement les
couvertures. « Grands dieux ! s’exclama-t-elle en remarquant Liberty
resté poliment debout devant elle. Ce garçon doit mourir de faim !
Emmenez-le à la cuisine et ordonnez à Nicey de lui préparer à dîner. »
    Le vieil homme soupira. « Vous savez bien que Nicey a
disparu depuis deux jours.
    — Je n’en savais absolument rien.
    — Nous en avons parlé encore ce matin.
    — Je n’ai aucun souvenir que l’on m’ait avisée d’une
fuite depuis que Horace a filé dans le marais avec un jambon.
    — Horace ? répéta Maury d’une voix patiente. Cela
remonte à plus de vingt-cinq ans.
    — Ridicule ! Absurde ! D’ailleurs, vous
n’avez jamais été doué pour les dates. Et si Nicey a disparu, qui donc me fait
à manger ?
    — La vieille Portia.
    — La vieille Portia ? s’écria-t-elle. Vous laissez
une folle me préparer mes repas ? Quelle stupidité, quelle
négligence ! C’est un miracle que nous n’ayons pas tous été empoisonnés.
Bannissez-la de la cuisine immédiatement, et je veux que sa remplaçante, sous
votre surveillance personnelle, goûte chaque portion dans mon assiette avant
qu’on me la serve.

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