Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
Vom Netzwerk:
captives,
vieilles, démentes, égarées. Perdues. Et que pouvait-on y faire ?

S’il dormit, lors de cette première nuit fébrile au domaine
ancestral, ce fut d’une torpeur indigne du nom de sommeil, roulant nerveusement
entre les draps, tentant en vain d’esquiver les visions importunes surgies d’un
passé toujours présent, des souvenirs de sa mère essentiellement, mais ses
souvenirs à elle, pas à lui, et que pourtant quelque force occulte lui avait
transmis, nets et abondants, scènes de la vie d’une jeune fille évoluant dans
le monde enchanté de l’aristocratie sudiste ; et, étrangement, les plus
poignants élans du cœur se reflétaient d’abord dans le plus cruellement
banal : le mur emblasonné de l’entrepôt à l’aube ; l’intelligence
troublante des yeux marron humides de son épagneul ; M me  Maury
mère au piano, à la lumière des bougies, et chaque note aussi pure, aussi
mélancolique, aussi éphémère que le ciel de l’ouest déclinant ; le frisson
de sentir les lèvres de Baylor, derrière un vieux chêne, au bal masqué de
Charleston ; une chaîne rouillée d’esclave laissée pendant des mois à
l’ombre de la grande maison… toute une cargaison mouvante de souvenirs
dangereux, capable de saborder le plus robuste vaisseau, provoquant souvent des
épisodes convulsifs tels que « le mois des larmes », comme l’avait
qualifié un Thatcher sardonique, où Mère (sa mère à lui) avait à peine quitté
sa chambre, sanglotant pendant des heures d’affilée, tandis que Liberty,
effrayé, désarmé, jurait, avec la farouche détermination de ses huit ans, que,
quand il serait grand, il retrouverait et châtierait les méchants responsables,
quels qu’ils fussent.
    À présent, alors qu’il se débattait dans l’antre de la bête,
ruminant obsessionnellement les complications imprévues de sa visite, pour
conclure tristement qu’il était aussi prisonnier que ses aïeux des épines
vénéneuses du grand arbre généalogique, il perçut une altération de
l’atmosphère, un son d’abord ténu mais gagnant rapidement en volume, le bruit
d’une dispute où le ton montait, deux voix querelleuses et, quoique atténuées
par les murs, capables de transmettre à ses oreilles dressées la sensation
vivace d’un duel au couteau. C’est à propos de moi qu’ils s’affrontent,
comprit-il aussitôt : lui, incarnation tangible de l’inexpiable trahison d’une
fille bien-aimée, tumeur maligne infectant la généalogie, furoncle suppurant
méritant l’ablation, parasite à extraire, à tronçonner froidement et à réduire
en poudre. C’est Grand-mère, supposa-t-il, qui veut me voir disparaître,
renvoyé à un exil encore trop bon pour moi et mes semblables. Mais peut-être
Grand-père, amusé par son audace juvénile, se prenait-il d’affection pour
lui ; peut-être, après un jour ou deux de mise à l’épreuve, et un sermon
d’homme à homme sur les paradoxes hypocrites de la vie dans les États dits
libres, tenterait-il de satisfaire en privé une curiosité parentale bien
naturelle quant au sort de sa fille, une femme qu’il n’avait pas revue depuis
plus de vingt ans. Et si Grand-père lui posait la question, que répondrait-il ?
Elle est morte, monsieur, expliquerait-il, d’abord rendue à moitié folle puis
poussée dans la tombe par les Furies que Grand-mère et vous-même avez couvées
et nourries pour vous venger mesquinement de sa revendication courageuse d’un
devoir moral, en laquelle, dans votre aveuglement à tous deux, vous n’avez su
voir que désobéissance capricieuse. Des Furies que je vois encore ici même
ricaner sur le papier peint, hanter les arbres, se percher sur chaque poteau,
des Furies qui s’assemblent, je le crains, pour la dernière chasse, et cette
fois, Grand-père, les proies, ce sera vous et votre invalide de femme.
Oserait-il réellement tenir un langage aussi incriminant à cet homme qui, pour
être son parent, n’en restait pas moins un étranger ? Eh bien, n’oubliez
pas que Liberty était un pirate : il savait ronger son frein en attendant
que l’heure vienne de hisser le pavillon noir.
    Maury vint dès l’aube lui apporter une tasse fumante de ce
qui faisait office de café dans ces contrées éprouvées ; Liberty, encore
groggy, sursauta en voyant par la fenêtre un spectacle postdiluvien d’herbe
aplatie, de feuilles dégoulinantes et d’innombrables flaques d’eau à l’éclat
métallique

Weitere Kostenlose Bücher