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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
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restants, et sortir par la fenêtre sans trop de risques. »
    Elle le considéra d’un regard détaché.
« Pourquoi ? demanda-t-elle platement.
    — Pourquoi ? Mais pour s’enfuir, bien sûr.
    — S’enfuir où ?
    — Où vous voudrez. Le temps des fouets et des chaînes
est révolu.
    — Le Maître dit que le monde entier est un navire
négrier qui vogue vers les champs de feu de la plantation de Satan.
    — Oui, et il s’y connaît. Dites-moi, depuis combien de
temps êtes-vous enfermée ainsi ?
    — Depuis avant la guerre.
    — Eh bien, Tempie, je suis venu vous informer que la
maison de l’esclavage est en flammes de la cave au grenier. Le vieux manoir
hanté va enfin s’écrouler. » Il la surprit à regarder anxieusement le
plafond, comme si elle s’attendait à voir de la fumée. « Non, non,
tenta-t-il de clarifier, je ne parle pas de cette maison-ci. Celle dont je
parle n’est qu’une représentation verbale, une image mentale faite de mots, qui
ne sont pas réels mais qui symbolisent quelque chose de réel, en l’occurrence
tout le système de l’esclavage institutionnalisé, qui certes n’est pas
exactement une maison, mais… » Cette plongée maladroite et interminable
dans le labyrinthe de la métaphore fut heureusement interrompue par un
claquement frénétique de sabots dans l’allée : depuis son poste
d’observation, Liberty vit les cavaliers, une dizaine environ, portant
chapeaux, capes et fusils, piétiner devant la maison dans une excitation
désordonnée où tout le monde proférait très fort des mots incohérents, quand
soudain Grand-père apparut au milieu d’eux, sa majestueuse tête blanche
brillant d’un éclat irréel dans les ténèbres humides. Il y eut une minute ou
deux de conciliabules fiévreux, puis les cavaliers firent demi-tour et
repartirent au galop, un seul mot intelligible résonnant comme une formule
magique aux oreilles de Liberty : « Yankees ! »
    « C’est la guerre, expliqua-t-il à Tempie –
toujours assise, presque pudiquement, sur le bord du lit, et fermement ancrée à
une permanence intérieure indifférente et imperméable à tout événement
public –, la guerre venue en personne vous libérer de cette maudite
chambre. »
    Les mots s’étaient à peine échappés de sa bouche que le
verrou fut tiré et que Maury se rua dans la pièce, plus sombre que jamais, son
imposant pistolet de marine fixé à la ceinture. « Je vois que vous êtes
encore habillé, remarqua-t-il d’un air méprisant.
    — Qu’est-ce qui se passe ?
    — Une patrouille fédérale. Elle vient de franchir la
frontière du comté, et j’imagine que les légions des démons ne vont pas tarder.
C’est vous qu’ils cherchent, hein ? demanda-t-il d’une voix acide à
laquelle Liberty opposa un silence de diplomate. En tout cas, on ne va pas les
attendre ni leur jouer un petit air de bienvenue. On met les voiles ce
soir. » Il lança vers Tempie une robe roulée en boule et lui ordonna
sèchement de s’habiller. « Et vous, dit-il à Liberty, je veux que vous
m’aidiez à descendre Ida dans le chariot. »
    Mais Grand-mère, réfugiée dans sa forteresse de couettes et de
couvertures, refusait qu’on la déplace. Elle paraissait d’ailleurs ne pas avoir
bougé d’un pouce. Les mains croisées sur le ventre comme deux bibelots
ouvragés, elle écouta sans commentaire son mari analyser la situation, exposant
des arguments convaincants pour conclure qu’après mure réflexion ils devaient
tous fuir le domaine aussi vite que possible pour devancer prudemment la marée
montante des Nordistes.
    « Non, se contenta-t-elle de répondre.
    — Ida, implora-t-il.
    — Vous m’avez entendue. Alors n’insistez pas.
    — Mais vous avez toujours affirmé que vous préfériez
mourir plutôt que voir un seul Yankee mettre les pieds dans cette maison.
    — C’est déjà fait, répliqua-t-elle en refusant
d’accorder le moindre regard à Liberty. À présent, apportez-moi mes pistolets.
Je devrais me débrouiller très bien toute seule. Je suis venue au monde toute
seule, et je me sens parfaitement capable de quitter cette vallée de larmes
sans m’encombrer de compagnie.
    — Si vous croyez un seul instant que j’envisagerais
d’abandonner mon épouse aux ignobles dépravations de…
    — Oh, Asa, je vous en prie. Taisez-vous.
    — Monday est en train de vous préparer un lit dans le
chariot, vous serez bien installée. La route est bonne,

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