La polka des bâtards
d’arrière. C’est
sous ses ordres que nous avons fondé un paradis. Tu me crois,
moussaillon ? Libertalia, ça s’appelait, juste en face de la côte Est de
l’Afrique, exactement comme le prédisaient les anciennes prophéties. Oh,
c’étaient des jours libres et paisibles, je donnerais un œil pour les revivre.
Chaque homme valait autant que n’importe quel autre. On partageait tout
équitablement. On était une sacrée bande de farceurs déchaînés, des blancs, des
noirs, des jaunes, des rouges, et toutes les couleurs intermédiaires. Une
nation de frères de sang qui s’ouvrait une brèche de liberté à coups de lame
dans ce monde enchaîné. Il fallait voir les négriers s’enfuir devant
nous : ils retroussaient leurs jupes et filaient pour se mettre à l’abri.
Et tu sais quoi ? Pas un ne nous a échappé. Comment expliquer à quelqu’un
d’aussi jeune les joies de la course, l’excitation de voir nos canons abattre
leurs mâts ensanglantés et décimer leurs rangs, le plomb, les éclats de bois,
les cris, la jubilation des esclaves face à cette délivrance inespérée ?
Un champagne mental que je n’espère plus regoûter de ce côté des eaux. Et ces
esclaves, jusqu’au dernier, rejoignaient notre équipage avec enthousiasme.
Sacrebleu ! Les meilleurs marins de toutes les flottes du monde !
Mais ce qu’on faisait parfois subir au capitaine et à ses officiers, ça te
donnerait des cauchemars pendant un mois, moussaillon. Un mot de travers au
capitaine Misson et ils passaient par-dessus bord, voir les petits poissons et
les requins. Dès que les esclaves se mettaient à parler, on savait qui on
allait gâter, et on les hissait aux vergues et on les faisait “suer” sur tout
le pont. Pas très joli à voir pour les âmes délicates mais, bon Dieu !
qu’est-ce qu’on rigolait ! Et ce qu’on leur faisait, à ces démons, c’était
miséricordieux comparé à ce qu’ils avaient fait à ces pauvres bougres dans la
cale ; mais en tout cas, on en a libéré des centaines de leurs fers et ça
suffit à mon bonheur. Bien sûr, c’est pour ça qu’on nous traquait si
férocement : il n’y avait pas un pays de marins qui n’ait envie de nous
voir pendus par des chaînes pour la prochaine marée. Ce globe est une prison,
mon enfant, et ceux qui rêvent de s’échapper sont les ennemis jurés de tous les
gouvernements.
« Mais là, à en juger par ton gréement, et par les gens
que tu fréquentes, je vois en toi un gaillard qui a choisi le camp des
malfaiteurs une bonne fois pour toutes, parole de vieux loup de mer. Et pour
t’enrôler officiellement, il suffit que tu inscrives ta marque au bas des
articles. Regarde. » Il pointa l’ongle acéré et jaunâtre de son index
souillé sur le bas de la page, où était assemblée une collection insolite de
signatures illisibles.
« Mais avec quoi écrire ? » demanda Liberty.
Fife cueillit dans ses cheveux la première brindille venue et en exposa
l’extrémité à la flamme jusqu’à ce que le bois fume et noircisse. « La
plume de la Nature », répondit-il en tendant la brindille à Liberty,
lequel, consciencieusement, écrivit son nom en toutes lettres dans une
calligraphie de suie sur le parchemin cassant.
« Ça veut dire que maintenant je suis un vrai
pirate ?
— Bienvenue à bord ! s’écria Fife en lui serrant
solennellement la main. Et à présent, moussaillon, va répandre la terreur de
par les sept mers, et garde toujours en tête ces mots immortels du capitaine
Misson : “Mort à tous les tyrans, liberté pour tous les asservis, et pour
nous un grand coffre regorgeant d’or !” D’accord ? » Fife
s’avachit sur un lit de mousse. « Vas-y, te dis-je, répéta-t-il en le
congédiant des deux mains. Va, de grandes tâches t’attendent. »
Une fois rentré, Liberty n’osa pas raconter à ses parents si
confiants qu’à dater de ce jour il s’était fait pirate. Mieux valait qu’à leurs
yeux il arbore toujours les anciennes couleurs. C’était ainsi qu’opérait un
vrai boucanier : il attendait que sa proie crédule s’aventure un peu trop
près pour fuir, et alors seulement il hissait le pavillon noir. Ce serait là
son secret à lui, et une surprise totale pour les malfaisants de tous bords
quand l’heure serait venue.
8
Depuis que sa conscience s’était ouverte au monde, Liberty
n’avait jamais connu de foyer d’où les parents ne s’absentent avec une
régularité
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