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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
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qu’on appelle ainsi.
Comment t’es-tu senti quand tu as entendu ta maison traitée d’“hôtel pour
nègres” ?
    — Mal.
    — Forcément. Et, bien que tu ne saches même pas
exactement ce que signifiait ce mot, il a produit le résultat escompté.
J’aimerais donc que tu gardes toujours à l’esprit les effets pernicieux de
cette insulte. Tu me le promets ?
    — Oui. » D’une voix presque inaudible.
    « Pourquoi ? Parce que, comme tu l’as compris
j’espère, le mot “nègre” est le son le plus répugnant que puissent former les
lèvres et la langue humaines. Il n’existe aucun mot comparable. C’est
l’équivalent verbal d’un fouet qu’on brandit. Tous les blasphèmes proférés par
tous les infidèles du monde contre Dieu et ses églises et ses pasteurs et ses
prêtres ne peuvent rivaliser avec la haine que renferme ce mot unique. Je veux
que jamais tu n’emploies ce mot contre quiconque, en aucun cas, aucune
circonstance, quel que soit le tort ou le crime dont cette personne ait pu se
rendre coupable envers toi. Les gens qui l’emploient sont des imbéciles sans
cœur, déformés par l’ignorance et la peur, et qui ne méritent pas qu’on les
fréquente, jamais. Je sais que tu es affecté par ce qui t’est arrivé
aujourd’hui mais, crois-moi, ces garçons n’étaient pas dignes de jouer avec
toi. Leur âme est souillée, tout comme assurément celle de leurs parents, de
leur famille, de leurs amis. Tous sont en proie à la malédiction lancée contre
ce pays. Je sais que c’est douloureux, mais parfois, Liberty, tout ce que l’on
peut faire face à tant de bêtise malfaisante, c’est d’être aussi poli que
possible et de se retirer gracieusement. Il est des terrains où le stratège
avisé évite de livrer bataille. Car il viendra d’autres jours, d’autres
terrains, où l’on aura enfin l’occasion de faire refluer cette marée de haine
et de contribuer à lever cette malédiction qui pèse, lourde comme des chaînes,
sur nous tous, que nous soyons libres ou asservis. »

 
9
    Dans la onzième année de Liberty, par un crépuscule de fin
de printemps, les hirondelles jouaient à chat par-dessus les pignons de la
maison, l’air limpide alignait les objets proches ou lointains dans une
équidistance aux contours nets, et l’orchestre des grillons s’accordait dans sa
fosse humide sous la véranda lorsque l’oncle Potter, que ni famille, ni amis,
ni police locale n’avaient vu depuis plus d’un an – aux dernières
nouvelles, on l’avait repéré effectuant une promenade interminable sur la route
de Drummond avant de tourner à gauche à la fourche nord et de dépasser de cent
kilomètres la frontière de Nulle Part –, fit une irruption tonitruante
dans la salle à manger, comme de coutume, sans être attendu ni annoncé, et dans
un état incurable de débraillé physique et mental, à l’instant précis où Tante
Aroline, avec la solennité maniérée et le trac d’un grand chef, déposait sur la
table déjà encombrée un majestueux plat d’étain où s’élevait une citadelle
fumante de bœuf et d’os entourée d’une charmante enceinte de
« sauce » bouillie : des pommes de terre, des oignons, des
betteraves et des carottes coupés en tranches et maniaquement disposés selon une
stricte alternance qui mettait en valeur leur harmonie chromatique naturelle.
    « Toujours au bon moment, Potter, sourit Roxana. Tu ne
rates jamais ton entrée en scène. Je ne peux qu’applaudir. »
    Le coloris des joues rondes d’Aroline, déjà dangereusement
vif après un après-midi passé à trimer aux fourneaux, rosit encore de plusieurs
degrés. Mitraillant Potter d’un regard de mépris annihilateur, et marmonnant
une phrase obscure sur « la domestication imparfaite des animaux de la
forêt », elle disparut dans la cuisine, d’où elle refusa d’émerger pendant
tout le temps que dura la visite.
    Potter n’avait pas encore englouti son premier bol (il y en
aurait bien d’autres) de soupe au potiron trop épicée lorsqu’il annonça
brusquement aux convives, guère ébahis par la nouvelle, qu’il avait
pratiquement décidé de crapahuter jusqu’au Territoire du Kansas, histoire
d’ajouter un ou deux gerbeux à son tableau de chasse.
    « Comme si ton langage n’était pas déjà assez brutal,
répliqua Roxana, tu te crois obligé d’aggraver ton crime par un acte de
violence ultime.
    — Je ne pensais pas que le Mexique te rongeait

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