La polka des bâtards
tous les obstacles de la société, les gens à mes yeux
n’étaient que des ombres. Ce furent mes grandes heures d’anarchie et de débauche.
J’arpentais le monde à grands pas, flacon débouché, coutelas dégainé, culotte
débraguettée. Regarde-moi ça. » Se penchant vers la lueur vacillante de la
chandelle, Fife dégagea un rideau de poil pour révéler, grossièrement gravé
dans sa chair, un dessin maladroit : un crâne et des os entrecroisés.
« C’est le vieux Père L’Encre qui m’a fait ça à une table du Seau
Enflammé, au temps joyeux de Port-Royal.
— Mais alors comment vous vous êtes retrouvé ici, au
fin fond de l’État de New York ?
— Comment ? Comment, dis-tu ? J’imagine que
je me suis trompé de route à New Providence. » Sur ce, il ouvrit grande la
bouche, exhibant une unique rangée de dents noires et déchiquetées, son visage
souillé se plissa et ses épaules se secouèrent comme sous l’effet du rire, mais
pas un son ne se fit entendre. Il tâtonna autour de lui et finit par produire
une cruche d’argile blanche qu’il porta à ses lèvres : il y but une grande
lampée puis la tendit à Liberty. « Ça te dirait de te calfater le
ventre ? »
Liberty, toujours aventureux, en avala une bonne rasade. Le
liquide brûlait et sentait la térébenthine, et lorsque, s’étouffant, il se mit
à tousser, les gouttelettes qu’il recracha s’enflammèrent au contact de la
chandelle.
« Faut un p’tit moment pour s’y habituer, expliqua
Fife. Mais ça dégage la tête et ça réchauffe l’âme. Dans quelques minutes, tu
me remercieras. Comme tout le monde. »
À travers le prisme de ses larmes, Liberty voyait Fife comme
une apparition velue et chatoyante capable de le dévorer en une seule bouchée.
Et puis sa vision s’éclaircit, et Fife redevint presque comme avant, à ceci
près que chaque filament de son abondante pilosité se détachait nettement et
brillait comme une luciole.
« Et maintenant, proclama Fife avec un enthousiasme
fiévreux – ses yeux scintillant presque trop dans la pénombre
suiffée –, maintenant que les présentations sont officiellement faites,
les formalités expédiées, la boisson partagée – au fait, tu en veux
d’autre ? Non ? Ah bon. Plus tard, peut-être –, maintenant,
donc, nous pouvons en venir à la raison pour laquelle je t’ai invité
aujourd’hui dans mes quartiers. » Il fouilla sous sa tente de poil et en
extirpa une bourse de cuir, d’où il sortit une liasse de papiers jaunis qu’il
agita théâtralement au nez de Liberty avant de la poser avec déférence sur son
giron poilu.
« Je t’ai souvent vu traverser ces bois en compagnie
d’un homme noir. Un jour, tu es passé à moins d’un mètre de moi : j’étais
accroupi, déguisé, non sans succès, en tas de feuilles ; il faut dire que
je les avais méticuleusement disposées parmi mes tresses. Et plus d’une fois
j’ai entendu cet homme, auquel tu étais très attentif, je l’ai remarqué, se
retourner pour t’appeler : “Liberty !” Est-ce que je me
trompe ? »
Liberty, réduit à un silence respectueux, se contenta de
hocher la tête.
« “Liberty”, c’est vraiment ton nom de baptême ?
— Oui, parvint à chuchoter le garçon.
— C’est bien ce que j’ai supposé. Tu t’es vu octroyer
un beau cadeau et une grande responsabilité. Et par l’étincelle qui brille dans
tes yeux, je vois que tu en es conscient. C’est pourquoi je souhaite à présent
t’honorer en t’adoubant officiellement membre des Liberi. Voici les
articles. » De nouveau il exhiba la liasse. « Tiens, lis-les,
étudie-les. Je t’assure qu’ils sont parfaitement en règle. »
Le garçon se courba vers la lumière. Parcourant les pages
cassantes, il vit les mots : « Droit imprescriptible… le Miel de la
Liberté… le Fruit du Labeur… la Terre en Partage. »
« Mais de quoi s’agit-il ?
— Ah, tu ne connais donc pas le glorieux capitaine
Misson, de grand renom, et ses nobles efforts pour sauver l’humanité de ses
mauvais penchants ?
— Qui c’est ?
— Qui c’était, mon garçon, je le crains. Il faut
parler de lui au passé. Terrible affaire. Plus d’un brave gaillard a plongé
vers la paix éternelle. La dernière fois que j’ai vu le capitaine Misson, il
avait un sabre dans chaque main, une balafre sur la joue et le sourire aux
lèvres. Jamais homme plus authentique n’a foulé le gaillard
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