La polka des bâtards
désinvolte, si bien que, comme tous les enfants, il supposait
simplement qu’il avait la même vie que n’importe quel autre enfant. Bien sûr,
ses parents lui manquaient quand ils n’étaient pas là, et, quoique habitué à
leur emploi du temps excentrique, ces disparitions fréquentes créaient des
lacunes dans les données dont tout enfant a besoin pour résoudre l’énigme
initiale de la vie, et la plus cruciale : le mystère de la parenté.
Son père était un gros bonhomme aux grosses mains et à la
grosse voix, mais sous tant de grosseur se cachait une petite chose discrète et
tendre qui révélait généralement sa présence lorsqu’ils étaient seuls, dans un
regard que Thatcher transmettait à son fils avec sérieux et gravité comme s’il
lui offrait un cadeau inestimable, dans la posture qu’il adoptait à son bureau
et sa manière d’agripper sa plume lorsqu’il composait un discours, dans la
grâce pudique avec laquelle il prenait la main de Roxana et la gardait un
instant dans la sienne, et en d’innombrables occasions fugitives où, par le
plus humble des gestes, la plus brève des paroles, tout ce qui était bon et
juste dans la vie humaine avait le droit de jeter un regard entre les barreaux
qui maintenaient cette conscience dans une détention pathétique, inutile et
cruelle.
Mais, de même que le soleil doit se coucher et la nuit
s’abattre, il y avait des périodes, malheureusement plus longues, où le père de
Liberty, ou du moins cette personne en laquelle il choisissait de voir son
père, était partiellement masqué par ce que la famille appelait, doux
euphémisme, ses « grincheries ». Au plus profond de lui, quelque
chose était éclipsé par autre chose et toute la maisonnée devait évoluer dans
son ombre captive comme des endeuillés. Alors Thatcher sombrait dans un silence
aigre que personne n’osait rompre, étendu sur le sofa de crin usé de son
bureau, un linge humide sur les yeux. Liberty ne saisit jamais vraiment ce qui
arrivait à son père durant ces parenthèses inquiétantes, mais il savait une
chose : quand il était ainsi allongé, Père ne devait sous aucun prétexte
être dérangé. Interdit de rire, de parler trop fort.
Mais son souvenir le plus vif resterait la sensation de sa
petite main blottie dans la poigne chaude et rassurante de cet homme, ces
moments à deux où toute la capacité d’attention de Thatcher se concentrait sur
son fils, comme l’affirmait une part de Liberty malgré certaines preuves du
contraire, leurs expéditions et promenades ensemble, les nouvelles du triste
état du monde que Thatcher, malgré lui, presque tristement, partageait avec son
héritier, convaincu que ça ne me réjouit pas de devoir te dire ces choses, mais
il est important que tu les saches, si répugnantes soient-elles, car hélas c’est
la vérité, alors que ce sont les mensonges et leur propagation qui te rendront
malade, toi et tous les gens qui peupleront ta vie.
De la véranda de la maison, Liberty le solitaire voyait
souvent des enfants passer sur la route au pied de la colline. Depuis qu’il
avait échappé de justesse à des sabots et quatre roues, ses parents comme sa
tante lui avaient sévèrement et régulièrement enjoint, sous peine d’un
châtiment si sévère qu’il ne pouvait même pas l’imaginer, de ne jamais, en
aucun cas, oser s’aventurer sur la route, si grande que fût la tentation.
Naturellement, les tentations étaient nombreuses, plus
nombreuses que les printemps de Liberty. Tant et si bien que vint le jour où,
ignorant toute autorité adulte, il affirma la sienne. C’était un matin d’été
tiède et somnolent, des bancs de nuages restaient sans bouger dans le ciel du
sud telle une succession de récifs blancs, et Liberty sous la véranda se
balançait nonchalamment dans le fauteuil de sa mère en contemplant
silencieusement les sauterelles qui naviguaient erratiques par la longue
pelouse en friche lorsque deux garçons, torse nu et pieds nus, remontèrent la
route en zigzaguant, brandissant l’un contre l’autre des bâtons taillés en
pointe comme s’ils se livraient un duel à mort. Effarouché par leurs cris
d’allégresse, un nuage de moineaux surgit des arbres et explosa vers le ciel,
tandis que les gamins, tout en feintes et estocades, échappaient peu à peu au
regard. Sans réfléchir un seul instant, Liberty se leva brusquement du fauteuil
et laissa ses jambes le porter de leur propre initiative à
Weitere Kostenlose Bücher