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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
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travers la pelouse
puis sur la route, pour suivre les apprentis bretteurs à distance respectueuse.
Au sommet de la colline suivante, ils se retournèrent, le regardèrent un
instant puis poursuivirent leur chemin. Des insectes bourdonnaient dans les
herbes. Des papillons se pourchassaient jusqu’à l’ombre des arbres. Liberty
s’arrêta pour ramasser une branche morte qu’il agita d’un air emphatique tout
en reprenant sa marche. Les garçons disparurent à un tournant, et lorsque
Liberty les rattrapa ils prenaient la pose sur le perron d’une maison en bois
burinée, encadrant une femme mince et rubiconde qui le toisa d’un regard sévère
normalement réservé aux maris volages, aux enfants indociles et aux chiens
méchants. Bravement, Liberty s’approcha. Les garçons guettèrent la réaction de
leur mère. Un énorme bâtard jaune émergea de sous les planches de la maison et
se mit à aboyer. « Chut ! » gronda la femme, et aussitôt
l’animal se tut, s’assit et adopta la version canine du regard soupçonneux que
mère et fils lançaient à Liberty.
    « Qu’est-ce que tu veux ? » demanda-t-elle
sèchement.
    En jeune homme bien élevé, Liberty répondit poliment :
« Je viens jouer.
    — Eh bien, dégage et va jouer ailleurs. On ne veut pas
voir jouer des gens comme toi par ici. »
    Les garçons avaient saisi chacun une main de leur mère.
    « Et maintenant, va-t’en avant que je lâche Chester sur
toi.
    — Retourne à ton hôtel pour nègres ! » cria
le plus grand des garçons.
    Son cadet descendit les marches, ramassa une pierre et la
lança sur Liberty, lequel esquiva facilement le projectile. Mais, n’ayant
jamais été confronté à tant d’hostilité déroutante, il demeura temporairement
paralysé, incapable de bouger, incapable de penser.
    L’aîné, pour faire bonne mesure, cherchait une pierre assez
grosse quand soudain la femme hurla : « Attaque,
Chester ! », et l’instant d’après le chien bondissait dans un sillage
flou de fourrure, de crocs et de griffes, talonné par les garçons qui, amassant
des pierres dans leur course, déclenchèrent un tir de barrage un peu hasardeux
sur Liberty, qui déjà avait dévalé cinq cents mètres de route, et le molosse en
furie jappait et écumait, tentant de le mordre aux pieds et aux mains, jusqu’à
ce que l’une des pierres vienne atterrir directement sur le crâne de la bête,
qui s’affaissa dans la poussière comme un sac de grain, et la mère horrifiée,
les garçons pleurnichards se rassemblèrent autour de la carcasse inerte tandis
que Liberty, sans presque regarder en arrière, disparaissait derrière une
colline.
    Malgré toute sa férocité enthousiaste, le chien n’avait même
pas réussi à lui entamer la peau. Ses blessures se réduisaient à quelques
contusions et vilaines griffures que Thatcher lava et embrassa dûment, avant de
s’installer dans son bureau, face à son fils perché sur une chaise rehaussée
d’un coussin, et d’écouter attentivement le triste récit de cette épopée
matinale. Quand Liberty eut terminé, Thatcher ne dit pas un mot, se contentant
de fixer le visage empourpré de son fils pendant une interminable minute. Et
puis, dans un soupir, il posa les mains sur les genoux, se pencha en avant et
dit :
    « Et maintenant, Liberty, j’ai quelque chose de grave
et d’important à te transmettre, et je te prie d’y accorder toute ton
attention. Est-ce que tu m’écoutes ? »
    L’enfant hocha la tête solennellement.
    « Bien. Pour commencer, à titre d’expérience, je veux
que tu me dises le mot “nègre”. »
    Liberty regarda son père sans comprendre.
    « Vas-y, c’est permis. Je veux que tu me le dises.
    — Nègre, murmura Liberty.
    — Plus fort. Dis-le comme ce garçon l’a dit
aujourd’hui.
    — Nègre, répéta-t-il avec un peu plus de force et de
conviction.
    — Écoute, conseilla Thatcher. Écoute ta voix quand tu
prononces cet assemblage de sons. Vois comme le mot se prête naturellement à la
colère. À présent, répète-le et sens ce que ça fait à tes lèvres, aux muscles
de ton visage. Former ce mot dans ta bouche suffit à remodeler ta physionomie
en un masque grimaçant de laideur et de haine. Et maintenant, voici le plus
important : observe ce que tu éprouves au plus profond de toi quand tu
prononces un tel mot, la façon dont il enlaidit tout ton être jusqu’aux
entrailles, et imagine ensuite ce qu’il peut faire à celui

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