Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
Vom Netzwerk:
sais trop rien. Peut-être qu’il est tombé, peut-être qu’un
vaurien me l’a chipé ; en tout cas, il est perdu, pour sûr, perdu à
jamais.
    — Et tu l’as tué avec ça ?
    — Oui-da, mon petit gars.
    — Je peux regarder ? »
    Le fusil était plus lourd que tous ceux que Liberty avait
jamais eus entre les mains. Il appuya contre son épaule la crosse de noyer
éraflée, pointa vers la fenêtre obscurcie le long canon oscillant, et visa
intérieurement, dans la plénitude d’un jour pur et sans nuages, l’image
tangible de la bête sauvage telle qu’en elle-même – un gerbeux pur-sang au
naturel et en liberté, longues jambes, pieds nus, monstrueusement dégingandé,
moins en chair qu’en os – qui trottinait dans les broussailles d’une crête
lointaine comme un rongeur excité : sa longue barbe noire, dédoublée et
rabattue par le vent, flottait sur ses épaules en deux masses filandreuses, ses
mollets d’échassier battaient le sol, ses narines fleuries de poivrot se
dilataient, ses petits yeux noirs louchaient sur le refuge opportun d’un chêne
colossal à quelques pas à peine, lorsque Liberty, contrôlant parfaitement sa
proie, pressa calmement la détente. En un instant, d’un simple frémissement de
doigt, quelque chose se transmua en rien.
    Les gerbeux, ce n’étaient pas des gerboises, des jaguars ou
des gerfauts. Les gerbeux, c’étaient des gens.

 
10
    Même à distance, du haut de la butte de Front Street, la
malle fluviale amarrée au quai entre deux cargos grisâtres et effacés, en plein
déchargement, évoquait irrésistiblement une roulotte de cirque, avec son toit
bas, sa longue coque, sa cabine aux multiples hublots et ses volets tous
peinturlurés d’une orgie de rouges, de verts, de bleus et de jaunes, réclame
flottante pour les merveilles des voies navigables. À la poupe comme à la
proue, des lettres d’or écaillées claironnaient en caractères gras le nom Crésus, « le vaisseau le plus noble et le plus rapide en activité sur
le canal de l’Érié, cette glorieuse Porte de l’Ouest, sans exception aucune,
sans rival possible, garanti sur facture », proclamait le propriétaire et
capitaine, un dénommé Erastus Whelkington, un bonhomme courtaud grillé par le
soleil, parangon d’élégance navale dans sa redingote à boutons de cuivre, son
gilet de taffetas à fleurs avec foulard assorti, ses culottes jaunes, ses
bottes en maroquin à dessus de serge et son grand castor de soie grise orné du Crésus en train de franchir l’Écluse 49. Si cette petite créature
lapinesque semblait dépourvue de toute vigueur, sa poigne experte suffit à
arracher le père de famille indulgent et le fils qui l’accompagnait au torrent
d’exhortations toujours plus frénétiques d’un capitaine concurrent qui débitait
d’une voix aiguë et belliqueuse les innombrables vertus de son propre bateau depuis
le moment où Thatcher et Liberty étaient descendus, un peu hébétés par cette
expérience trépidante, de l’omnibus Delphi-Schenectady.
    « Ne prêtez pas l’oreille aux sirènes de ce malfaisant
brasseur de boue », leur conseilla le capitaine Whelkington, sans cesser
d’attirer Thatcher dans la fragrance orientale de son haleine. « Son
bateau fuit, ses mules boitent, et sa bourgeoise est devenue folle : elle
a balancé ses deux derniers marmots dans le canal, plouf ! aussitôt
qu’elle a mis bas. Elle a expliqué au shérif que leurs cris n’étaient pas tout
à fait humains, et qu’ils lui rappelaient des matous en rut.
    — Whelkington ! » rugit le concurrent, qui
avait poursuivi le capitaine et ses passagers potentiels jusqu’au milieu de la
rue bondée, où ils s’attachaient à présent à esquiver les haquets, voitures,
cabriolets, tombereaux, fiacres, carrioles et cavaliers solitaires allant du
plus guindé au plus pittoresque, et tentaient en même temps, parfois en vain,
d’éviter les abondants tas de crottin, parfois encore fumants.
« Magouilleur, fils de pute ! J’en ai ras la casquette de vos
mensonges pestilentiels, de votre fourbitude d’arnaqueur. Vous êtes puant, et
franchement, je vous le dis, capitaine, je ne puis tolérer plus longtemps cette
subornation éhontée de mes passagers légitimes. »
    Le capitaine Whelkington se figea, la jambe encore levée,
comme s’il avait reçu une brique dans le dos. « Je vous prie de m’excuser,
messieurs », dit-il en conduisant poliment Thatcher et Liberty à

Weitere Kostenlose Bücher