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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
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ce doux mouvement vers l’avant un tendre
plaisir animal, et Liberty avait l’impression que le canal sur lequel il
flottait circulait dans tout son corps et gargouillait taquin jusque dans ses
os. La chaleur, les lents rythmes hypnotiques de la croisière plongeaient
l’enfant somnolent dans une rêverie capiteuse qui aurait pu lui ouvrir l’accès
à cette connaissance que seule procure certaine langueur, n’était le tumulte
qui éclatait régulièrement à la proue chaque fois que le capitaine Whelkington
se ruait hors de ses quartiers, d’une étroitesse toute monacale, tel un homme
au chapeau trop serré, pour lâcher une bordée d’invectives et d’insultes sur le
crâne chauve du cocher, bâton humain maigre et tanné connu sous le nom de
Genesee Red, qui depuis vingt ans menait ses mules aux longues oreilles de
l’Hudson au lac Érié, itinéraire où il était devenu légendaire pour sa capacité
à dormir non seulement debout mais même en marchant. Au premier aboiement de
Whelkington, Red se réveillait dans un sursaut tremblant et fouettait aussitôt
la croupe éprouvée de ses bêtes d’un geste théâtral, ajoutant à la pile ses
propres jurons : « Bouge-toi, Dieu Tout-Puissant ! Avance,
Jésus-Christ ! Lève le sabot, Judas l’Apôtre ! » – tandis
que les passagères délicates se détournaient en se bouchant les oreilles –
jusqu’à ce que l’allure s’accélère et que le capitaine, satisfait, retourne aux
mystérieuses affaires qui l’occupaient dans son saint des saints, et que,
inévitablement, la tête luisante de Red se mette à dodeliner, le tempo vif des
sabots à se relâcher, et que ressurgisse un Whelkington exaspéré tel le coucou
furieux d’une pendule capricieuse, triste épisode qui se répétait point par
point, mot pour mot, comme s’il s’agissait de la scène cruciale d’une tragédie
qui exigerait d’inlassables répétitions. Au bout de quelques représentations,
les observateurs les plus attentifs comprirent avec amusement que les jurons
« Dieu Tout-Puissant ! », « Jésus-Christ ! » et
« Judas l’Apôtre ! » n’étaient en fait que le nom respectif des
animules de Red.
    À la poupe, cramponné à la barre comme à la queue d’un fauve
abattu qu’il n’oserait pas lâcher, se tenait le timonier, individu morose et
flegmatique qui n’entérinait que la présence du capitaine et ne daignait répondre
à aucun autre interlocuteur, si aimable ou bienveillant fût-il. L’orage qui
grondait perpétuellement sur son visage ne s’apaisait qu’aux instants, de plus
en plus fréquents, où il portait à ses lèvres une petite trompe de cuivre, en
sortait une note métallique et stridente et criait : « Pont en
vue ! Couchez-vous ! » La mêlée qui s’ensuivait – car tous
ceux qui se pressaient sur le pont pour jouir de la vue, tentant de se faire
tout petits, s’accroupissaient, se mettaient à quatre pattes ou, mieux encore,
s’aplatissaient dans leurs beaux atours contre le toit orné de traces de pas
boueuses, de déjections d’oiseaux, de gousses de cacahuètes, de trognons de
pommes et d’un nombre impressionnant de flaques de jus de chique – faisait
naître alors un vague soupçon de lumière sur la face ténébreuse et ravagée du
vétéran des canaux.
    Liberty, perché à l’avant du toit, s’allongeait
tranquillement sur le dos et laissait la bande étroite de poutres et de
planches glisser merveilleusement au-dessus de lui, goûtant l’ombrage obscur où
se lovaient les secrets des ponts, s’ils en avaient, dans ces coins de bois
doux et blanchis par une draperie de nids d’araignées, gardiennes de ces
énigmes.
    En ce matin d’été limpide, le Crésus comptait environ
vingt-cinq passagers, fort disparates. Un groupe de jeunes gens à la mode en
grande tenue, indifférents à tout ce qui n’était pas eux-mêmes. Plusieurs
familles interchangeables d’immigrants allemands blottis les uns contre les
autres pour se protéger des pièges de la langue anglaise ; leurs bagages
occupaient presque tout l’espace limité du pont arrière, et on les appelait
dédaigneusement « les Teutons ». Une bande de fermiers en grands
chapeaux s’étaient embarqués pour une mystérieuse et cruciale mission à Utica,
et ne cessaient d’y faire allusion en un véritable chœur de murmures vagues qui
décourageait efficacement tout auditeur de passage. Sans oublier, bien sûr,
l’assortiment habituel

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