La polka des bâtards
équilibre instable une énorme
chaise de bois. Il la laissa tomber à grand fracas sur les planches de la
véranda.
« Tu as pris tout ton temps, dis-moi ! aboya Père.
Qu’est-ce que tu fabriquais ? Tu as bricolé une chaise dans le
jardin ?
— Non, Maître, mais il a fallu que je la trouve, la
chaise.
— Pourquoi, elle avait disparu ? Si ça continue,
on sera obligé d’enchaîner les meubles pour les empêcher de s’échapper.
— Oui, Maître. » Les yeux larmoyants de Samson
sautaient fiévreusement d’un visage pâlichon à l’autre, incapables de soutenir
trop longtemps un regard de Blanc.
« Va dire à Sally que le Dr Quake reste dîner.
— Oui, Maître.
— Samson ?
— Oui, Maître ?
— Que je ne te surprenne pas à poursuivre un tabouret
jusque dans la grange !
— Oui, Maître. » Il battit en retraite dans la
maison avec un marmonnement inintelligible.
« Un sacré personnage, ce garçon, dit le Dr Quake.
— Oui, convint Asa, nous avons toute une galerie de
personnages pittoresques. Je devrais les louer à un cirque ambulant et vivre
des bénéfices.
— Cela me gêne que vous le traitiez ainsi, dit Roxana.
— Pourquoi, ma fille ? Tu as vu comment il me
traite ? Si je devais me soucier de la sensibilité de chaque nègre, plus
aucun ne travaillerait, et en un mois nous serions ruinés. On perdrait la
maison, la terre, les récoltes et le bétail, et nous serions à la rue, Blancs
et Noirs confondus.
— Mère parle constamment de vendre la plantation et de
déménager à Cuba. »
Père éclata de rire. « Ta mère s’y entend pour parler.
Elle ne s’est jamais interrompue, même pour respirer, depuis le jour où je l’ai
rencontrée. Et elle ne connaît fichtre rien à Cuba, elle n’est jamais allée
nulle part. Elle connaît Redemption Hall, et c’est tout, et elle ne connaîtra
rien d’autre jusqu’au jour où elle reposera dans ce sol sacré.
— Cuba… médita le Dr Quake. J’ai entendu de bonnes
choses sur ce pays. Ça ne me déplairait pas de m’embarquer un jour pour juger
sur pièces.
— Quelle absurdité ! s’écria Père. Que peuvent-ils
bien avoir de plus que nous ?
— La paix de l’âme ? » suggéra Roxana.
Père ricana. « Tu crois pouvoir échapper à l’esclavage
en allant aux Caraïbes ? Mais enfin, ce sont eux, pour ainsi dire, qui ont
inventé cette institution. On m’a raconté comment ils exploitent les nègres
dans leurs grandes plantations de sucre. Pas un de nos esclaves n’y survivrait
plus d’une demi-journée. Non, on ne peut pas se débarrasser de l’esclavage, et
si par hasard c’était possible on retomberait dans la barbarie. Il n’y a pas de
civilisation sans esclavage. Révise un peu tes livres d’histoire. C’est une
réalité.
— Dans ce cas, répliqua Roxana, la “civilisation” n’est
peut-être pas cette chose glorieuse que tout le monde prétend y voir.
— Mais enfin, Miss Roxana, s’écria le Dr Quake, d’où
vous viennent toutes ces idées bizarres ?
— C’est une question, intervint Asa, que nous nous
sommes posée bien des soirs au fil des ans, sa mère et moi. Quand Roxana est
venue au monde, elle avait déjà l’esprit de contradiction, et cela n’a fait
qu’empirer avec l’âge. Notre seule piste, c’est l’aïeule Nannie, du côté
maternel, qui a été arrêtée plusieurs fois pour avoir émis en public des
remarques séditieuses à l’encontre du roi. Elle a été bannie de la colonie et,
dit-on, elle a échoué à Rhode Island pour y vivre dans le péché avec un pasteur
défroqué. Selon nous, Roxana a dans les veines plus d’une goutte du sang de
Nannie.
— Et chacune de ces gouttes est précieuse, dit Roxana.
Il n’y a pas de quoi en avoir honte.
— Je n’ai pas dit le contraire. Je m’efforce simplement
d’offrir une théorie plausible pour expliquer l’origine de tes étranges
convictions.
— Est-il donc inconcevable que j’aie pu parvenir à ces
“étranges convictions” par moi-même, sans qu’elles m’aient été soufflées par
des fantômes ancestraux ? J’ai des yeux qui y voient raisonnablement
clair, un cerveau en état de marche, et je crois n’avoir besoin de rien
d’autre. À vrai dire, je ne comprends pas que si peu de gens partagent mes
vues. »
Père se tourna vers le Dr Quake. « Après la disparition
de sa sœur, elle a grandi entourée de frères. Elle s’est toujours considérée
plus ou moins
Weitere Kostenlose Bücher