La polka des bâtards
robe
dans la cabane et il l’a obligé à se mettre tout nu en plein champ et à enfiler
la robe et il lui a lancé une houe et il lui a dit de se remettre au travail et
Nicodemus, il a regardé M. Dray droit dans les yeux et il a dit non, pas
question, et M. Dray s’est mis à le frapper et Nicodemus a empoigné la
houe et il lui a enfoncé la lame pile dans le cœur et il était raide mort avant
même de toucher le sol et il est resté là allongé tout rigide comme une pierre
avec le manche de la houe qui lui sortait du corps comme un poteau
tordu. » Alors elle se tut, leva les yeux vers le trio de visages blancs
qui l’encerclait comme autant de masques scandalisés et bouleversés, et elle
crut qu’elle allait être châtiée à son tour rien que pour avoir raconté ce
qu’elle avait vu. D’autres gens accouraient du champ : plusieurs sarcleurs
ainsi que Tom, le chef d’équipe.
« Bien », fit Père d’une voix neutre en levant les
yeux au ciel, comme s’il cherchait à reposer ses yeux sur un point qui ne lui
rappellerait pas ce qu’il venait d’entendre. « Bien, répéta-t-il.
— Ça va ? demanda Roxana en tendant la main pour palper
le front en sueur de Patsy.
— Oui, Maîtresse, j’ai un tantinet moins de mal à
respirer, mais je crois pas que je puisse me lever tout de suite.
— Ce n’est pas grave, Patsy, ne bouge pas.
— Vous voulez que j’appelle la patrouille ?
demanda le Dr Quake.
— Oui, dit Père, allez-y, mais dites-leur bien qu’il
est pour moi, et que je ne veux pas qu’il soit amoché plus que nécessaire pour
sa capture. Le châtiment, je tiens à m’en occuper personnellement. »
Quake regagna au pas de course son sulky, qui se trouvait
encore là où il l’avait laissé, bondit sur le siège et, fouettant son cheval,
dévala bruyamment l’allée jusqu’à la route, comme poursuivi par un tunnel de
poussière.
Roxana leva les yeux vers son père. Son visage semblait
coulé dans le bronze en vue d’une statue posthume. « Qu’allez-vous
faire ? demanda-t-elle.
— Cela ne te regarde pas. Je ne veux pas que tu sois
impliquée dans cette histoire. Je ne veux pas que tu saches ce qui va se
passer. Mais tu dois comprendre qu’on ne peut pas laisser impuni un acte aussi
sauvage, aussi barbare.
— Est-ce que Val va venir avec vous ?
— J’y compte bien.
— Alors moi aussi, je veux venir.
— Non.
— Pourquoi ? Je suis chez moi, ici. C’est mon
domaine autant que celui de Val.
— Non ! Et la discussion est close.
— Asa ! » Le cri se fit entendre par-dessus
le cynodon qui flottait dans la brise comme une chevelue caressée.
« Asa ! » Mère se tenait, seule, sous la véranda : à cette
distance, elle n’était qu’une petite silhouette raide vêtue de noir, cramponnée
à la balustrade et penchée en avant dans une attitude inquiète et presque
héroïque, comme si elle se blindait contre un vent invisible, féroce, déchaîné,
implacable. « Asa ! criait-elle toujours. Asa ! »
Les événements ultérieurs de la journée et de la nuit à
venir se déroulèrent, comme beaucoup de choses importantes dans sa vie
calfeutrée, à distance de Roxana, et sans qu’elle en ait directement
connaissance. Une fois informée de la situation, Mère ouvrit elle-même
l’armoire pour apporter ses armes à Père, déjà à cheval. Plusieurs hommes des
plantations voisines étaient là, et ils effleurèrent leur chapeau d’un air
grave pour saluer en silence la maîtresse de Redemption Hall, portant sur leur
visage tout le poids des circonstances. Père se pencha pour déposer un baiser
sur le front de sa femme, puis fit pivoter sa monture et, accompagné de
plusieurs cavaliers, trotta jusqu’au portail où les attendait un autre groupe,
non moins sombre. Alors, sans un mot ou presque, tous partirent au galop sur la
route, entourés d’une meute aboyante.
Le soleil se coucha et le silence s’abattit sur la maison,
hormis le tic-tac de la pendule du salon et le soupir occasionnel qui
s’échappait des lèvres pincées de Mère, penchée sur son ouvrage, concentrée et
tendue. Roxana était assise en face d’elle, le livre sur ses genoux ouvert à
des pages qu’elle avait lues et relues sans les comprendre ni les retenir.
Elles avaient les mêmes pensées, qu’elles ne s’autorisaient pas à formuler.
Enfin, les mains de Mère cessèrent de s’agiter ; elle se renfonça sur son
siège, poussa un nouveau
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