La polka des bâtards
le
désordre général d’un désir sans entraves pouvaient se donner libre cours dans
leur plénitude naturelle, et dans un déluge permanent de billets de banque.
Ici, les gens étaient différents, comme Potter en avait averti son jeune
neveu : l’argent était pour eux un élixir, et leur santé, leur harmonie
psychique dépendaient d’une ingestion régulière et massive de cette médecine.
Et si d’aventure on voyait un lascar suer brusquement à grosses gouttes, avec
les yeux qui roulent comme des billes et les membres qui dansent la gigue,
mieux valait s’écarter, car ça voulait sûrement dire que sans s’en rendre
compte on s’interposait entre le drogué salivant et sa dose de médication. Et
surtout, ne jamais regarder dans les yeux un inconnu, sinon il croirait qu’on
se préparait à lui faire goûter une tarte aux poings. Et ne parler à personne,
mâle ou femelle, car chacun n’avait qu’une idée en tête : vous faire les
poches et vous briser le cœur. Mieux valait garder sa monnaie dans sa botte,
avec un surin bien affûté. Ces métropolitains, c’étaient des fourbes.
Lorsque la malle d’Albany s’approcha des docks, grouillant
d’une foule impensable, tandis que jusqu’à l’horizon des navires de toutes les
nations étaient amarrés coque contre coque, Liberty, surexcité, tordit le cou
pour apercevoir la ville mal famée à travers cette forêt effeuillée de mâts, de
vergues et de haubans, et voici quelle fut sa première impression : des
briques et des gens en nombre également incroyable ; et si la maçonnerie
était plus ou moins uniforme de taille et de couleur, les citadins visibles ne
l’étaient pas. Cet endroit semblait contenir chaque forme, chaque teinte que
l’animal humain était susceptible de prendre, vêtu de chaque tenue que le
cerveau humain était susceptible de concevoir.
Un bref orage venait de cesser quand ils débarquèrent, et
les caniveaux débordaient d’une épaisse mélasse noire d’ordures et de déchets
corporels, dont la fragrance était, comme le remarqua sombrement Potter,
« positivement phénoménale ». Des mouettes criaient, des chiens
aboyaient, des chèvres bêlaient, des troupeaux de porcs insolents fourrageaient
sans vergogne dans les rues engorgées. Le raclement des roues de chariots et de
fiacres, le claquement des sabots, le piétinement d’innombrables jambes étaient
presque assourdissants. Liberty en perdait tous ses repères, et c’était
excitant. Un omnibus pourpre et jaune passa dangereusement près : des
têtes fusaient hors de chaque fenêtre, des passagers se cramponnaient aux
flancs. Une petite fille vêtue de calicot, en couches successives de haillons,
poussait devant elle une brouette fumante en psalmodiant, d’une voix aiguë et
chantante : « Maïs chaud ! Demandez mon maïs ! » Une
bande de gamins crasseux filaient frénétiquement parmi la foule et butaient
agressivement contre des passants ébahis. Au coin de la rue, un gros bonhomme
en tablier de boucher sanglant, qui brandissait un hachoir à viande, poursuivit
quelqu’un jusque dans un saloon. Des femmes impudentes, jeunes et vieilles, à
divers stades d’effeuillage, traînaient aux portes et aux fenêtres en
interpellant les gentlemen de passage. L’une d’elles appela même Potter par son
nom. « Pas aujourd’hui, Pearl, répondit l’oncle d’un ton débonnaire, je
suis avec mon neveu. » La femme zyeuta Liberty d’une manière nouvelle pour
lui. « Amène-le, dit-elle. Il me paraît bien assez grand. » Potter
éclata de rire et ils poursuivirent leur chemin.
« Alors, Liberty, que penses-tu de notre belle
cité ?
— Elle bat tous les records », répliqua-t-il, les
yeux scintillants.
Potter le serra dans ses bras en une étreinte suffocante,
puis le conduisit, à travers le chaos qu’était New York, jusqu’à un édifice
titanesque dans le bas de Broadway, dont l’architecture était si hallucinante,
toute en colonnes et en gargouilles, en tourelles, échauguettes et coupoles,
sans oublier des portraits au cadre doré, qu’on aurait dit le gâteau de mariage
le plus alambiqué que Liberty ait jamais vu. Un torrent de gens y entrait, un
torrent de gens en sortait. Un énorme écriteau, courant sur toute la longueur
de la façade, annonçait que là était sis le célèbre Musée P. T. Barnum, et
son Palais des Merveilles et des Curiosités venues du monde entier.
Potter, qui annonça fièrement qu’il avait
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