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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
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qu’un poulain qui n’a guère quitté l’écurie.
Je t’en prie, n’accable pas ta mère de plus de soucis qu’elle n’en a déjà. Tu
conçois bien à quel point les circonstances sont pénibles pour elle.
    — Comme si j’avais besoin qu’on me le rappelle !
Chacune de ses larmes est comme une goutte d’huile bouillante sur ma peau, et…
et… » Il ne put trouver ses mots, et détourna les yeux en hâte. Derrière
la fenêtre entrouverte, le soleil brillait bêtement, les fiers érables le
narguaient de leurs feuilles tendres et fraîches, et quelque part un chien aboyait
fiévreusement, comme si produire ce bruit irritant était absolument vital pour
que la journée soit réussie. « La situation, reprit-il, n’est pas moins
compliquée pour moi.
    — Je comprends, et je compatis, mais je dois te
demander de me promettre que tu n’essaieras pas de t’engager sans la permission
expresse de ta mère, et la mienne. »
    Le regard de Liberty erra à travers la pièce, dans une vaine
tentative de se soustraire à celui de son père, ferme et fixe.
« Pardonnez-moi, finit-il par murmurer. Mais, en toute conscience, je ne
crois pas pouvoir faire ce que vous me demandez. »
    Thatcher hocha brièvement la tête, se leva lourdement de sa
chaise et quitta la pièce.
    Liberty demeura attablé, repoussant soigneusement toute
pensée, et finit calmement son café. Puis il sortit dans le couloir, et
s’arrêta à la porte du salon, derrière laquelle on percevait un murmure sourd
et le bruissement de pas vifs de rongeur : Tante Aroline, qui arpentait
nerveusement la pièce et marmonnait toute seule. De l’étage ne parvenait qu’un
profond silence. Quand les sanglots reprendraient, il ne pourrait sans doute
pas se retenir de fuir la maison. Sur la véranda, il trouva Euclid qui, campé
dans le fauteuil de Roxana, se balançait à un rythme délicat mais ferme, tel un
hobereau contemplant toute l’étendue de son domaine, jusqu’aux lointaines
collines où le vert tavelage du printemps suivait déjà son cours. Sans même
tourner la tête pour regarder qui approchait, Euclid ouvrit la bouche et se mit
à parler : « J’ai vu ce jour pointer il y a bien, bien longtemps.
Tous les soirs, j’ai prié pour qu’il arrive, depuis que j’étais un petit marmot
enseveli dans les ténèbres du Mississip, à chasser les mouches du berceau des
enfants de Maître John. Sois patient, dit le Seigneur, une maison solide
réclame des fondations solides. Mais voilà que l’œuvre du bien commence enfin.
Seulement, Liberty, il y aura des orages, des rafales qui ébranleront l’esprit
des pécheurs comme des saints, des tonnerres furieux, une foudre maligne, et
des mers infinies de sang infini, bouillantes et tempétueuses. J’ai vu tous ces
malheurs quand je n’étais encore qu’un marmot à la plantation de Twelve Trees.
    — Mais ils parlent de six semaines, Euclid, trois mois
au maximum.
    — Ça, c’est l’homme qui parle, et l’homme n’est que
bruit et vent, et son raffut n’a jamais fait de bien à personne. Il ferait
mieux de se taire et d’écouter le Seigneur. C’est Lui, le Grand Projeteur, et
Ses projets ne sont pas forcément les nôtres. Cette bagarre-là, ça va être la
plus grande de toutes les bagarres. Toi, tu dis trois mois. Quatre-vingt-dix
jours. Dis plutôt neuf cents. Neuf cents et plus.
    — J’envisage de m’engager. »
    Euclid continua à se balancer en rythme. « Le ciel est
beau aujourd’hui, observa-t-il. Un ciel de chasseur. Là-haut, Liberty, c’est le
Cirque ambulant du Seigneur, et bien souvent ces parades procurent à l’âme une
telle paix qu’on en défaillerait de pur plaisir. » Il cessa son
balancement. « Que dit la voix ? »
    Liberty sourit. « Quelle voix ?
    — Ta vraie voix, mon poussin, celle de ton cœur.
    — Euclid, avoua timidement Liberty, honnêtement, je
n’en sais rien.
    — Alors c’est que tu es dans la confusion. Va dans les
bois, expose ton problème aux pierres et aux arbres. Les feuilles te diront
quoi faire. »
    Une heure plus tard, installé sur un rocher moussu qui
ressemblait étonnamment à un trône royal, Liberty médita sur sa destinée, son
dilemme de monarque antique : devant lui s’étendait un cercle presque
parfait de terre morte où nulle vie ne poussait ni ne s’aventurait, sans doute
depuis toujours ; cette paisible clairière, soigneusement creusée dans les
profondeurs insondables de la forêt,

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