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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
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les bords, comme si
une seconde bouche avait miraculeusement poussé sur les côtes de son ami.
    « Ça va aller, dit Liberty en lui tapotant la main.
    — Je n’aurais jamais cru que ça m’arriverait, répondit
Fowler, d’une voix déjà réduite à un râle sourd. Tue un rebelle pour moi,
Liberty, tu vas me manquer.
    — Avance ! cria le sergent Wickersham, émergeant
de nulle part. On va s’occuper de Fowler. Avance ! »
    À contrecœur, Liberty ramassa son fusil et, après un dernier
regard à son ami mourant, reprit sa marche trébuchante pour rejoindre la ligne.
Il ne pouvait pas faire un mètre sans buter sur un corps ou un morceau de
corps. Des têtes traînaient partout, telle une récolte oubliée de citrouilles
grotesques. Souvent, le sol était étonnamment mou, spongieux de sang. Les
blessés grognaient et se tordaient avec une lenteur douloureuse, tels
d’étranges animaux marins piégés au fond de l’océan. Les cris de
« Maman ! » qu’on entendait de toutes part étaient presque
insoutenables. Une main se tendit, saisit Liberty par le bas de son pantalon.
« Aide-moi ! » supplia l’homme aux traits obscurcis par le
sang ; il lui manquait l’œil droit. Liberty dégagea sa jambe et continua
d’avancer. Enfin il repéra un visage familier, celui du soldat Amor Dibble, un
fils de fermier de Lake Placid qui apparemment n’avait pas connu grand monde
dans sa courte vie autarcique, qui avait à peine adressé la parole à quiconque
depuis son arrivée dans la compagnie en juin ; observant un boulet de
canon manifestement désamorcé qui roulait paresseusement sur l’herbe, il tendit
le pied pour l’arrêter, et en un instant toute sa jambe droite fut arrachée de
son corps, et lui-même projeté au sol en hurlant.
    « Bonté divine ! s’exclama le caporal Bell en se
précipitant au côté de Liberty. Pourquoi tu ne tires pas, mon gars ? Tu
veux finir comme lui ? », désignant ce qui restait du soldat Dibble.
Il déchira avec les dents une enveloppe de cartouche et versa la poudre dans le
canon de son Enfield. « Et là, regarde ce pauvre Huff. » Il montra un
corps à quelques mètres, au sein gauche décoré d’un bel impact de balle.
« Je suppose qu’il n’aurait pas dû balancer son jeu de cartes, ça lui
aurait peut-être sauvé la vie. Et maintenant, reprends-toi, et rentre un peu
dans la bagarre. Comme tu le vois, on a besoin de tous nos hommes. » Il
épaula et tira dans le chaos, puis courut après la balle comme s’il voulait
voir si par hasard son tir à l’aveugle avait atteint une proie.
    C’est alors, pour la première fois ce matin-là, que Liberty
prit conscience de ce qui accompagnait depuis le début son moindre geste, ce
phénomène dont plaisantaient les vétérans, le bruit agaçant des bourdons qui
fusaient sans cesse autour de sa tête. Il remarqua aussi que, dans toutes les
directions, de petits geysers de poussière éclaboussaient l’air, comme si le sol
gargouillant mijotait jusqu’à ébullition sur un feu patient et titanesque. De
tous côtés, des hommes hurlaient, juraient et, tels des automates déchaînés,
rechargeaient et tiraient, rechargeaient et tiraient, selon la procédure
nécessaire en dix étapes qui condamnait même le plus rapide et le plus habile à
ne guère dépasser deux coups de feu par minute. Jamais Liberty ne s’était senti
aussi seul. Même si le soleil paraissait avoir à peine bougé d’un degré depuis
qu’il avait percé les nuages, on aurait cru que cette bataille avait déjà duré
toute une journée ; et il n’avait toujours pas tiré un coup de feu. Comme
l’avait prédit le brave sergent, il y avait des baguettes à profusion
éparpillées au sol. Il en ramassa plusieurs, par sécurité. Et puis, aussi vite
qu’il put, il chargea maladroitement son fusil – il pourrait s’estimer
heureux s’il tirait un coup par minute –, visa et tira dans la même
direction que ses compagnons, vers un mur de fumée âcre qui avançait sur eux.
Et encore, et encore, et encore, jusqu’à ce qu’il perde toute conscience de
lui-même et du monde en ruine qui l’entourait, qu’il perde conscience de tout
sauf de ce fusil monstrueux et exigeant qui lui semblait doué de vie, un vaste
hôte impérieux dont il n’était que le parasite, temporaire et pathétique,
toléré uniquement pour subvenir à ses besoins divins. Un soupçon de fierté
commençait à naître en lui – il n’avait pas

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