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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
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comprit
instinctivement que dans sa situation désespérée la chose à ne pas faire était
de penser. La pensée avait tendance à fragmenter l’instant, surtout l’instant
crucial, en éclats déroutants, trop nombreux et sans lien entre eux. Il
s’essuya le visage d’une manche tremblante, ramassa son arme et se hâta
d’avancer.
    Des corps s’entassaient à la base de la clôture comme des
sacs de patates pourries. À cheval sur la barre du haut était perché un homme
mort, les mains encore crispées sur le bois, les pieds tordus autour de la
barre inférieure. Il paraissait scruter l’horizon lointain avec un intérêt
intense, comme s’il espérait en voir surgir le salut. Liberty s’était hissé
par-dessus la clôture, en prenant soin de ne pas déloger cette sentinelle
silencieuse, lorsqu’un commandant, la tête enveloppée d’un bandana gorgé de
sang, accourut pour lui demander : « Tu es de quelle unité, mon gars ?
    — 89 e  New York, mon commandant.
    — Et ils sont où, bon Dieu ?
    — Je ne sais pas, mon commandant.
    — Bordel de Dieu ! En voilà, une façon de faire la
guerre ! Alors va là-bas. Referme la brèche. » Et il le frappa au dos
du plat de son sabre.
    Liberty fit cinq ou six pas avant d’être arrêté par les cris
horribles d’un soldat blessé qui avait l’air d’avoir douze ans. Il avait perdu
les deux jambes, sectionnées au niveau des hanches. Liberty prit le temps de
lui offrir une gorgée d’eau, mais le garçon n’arrivait pas à absorber le
liquide, et ses hurlements incessants donnaient à penser que, si on perçait les
murs de l’enfer avec un ciseau, la roche brûlante émettrait précisément ce son.
Liberty reprit sa marche.
    Outre le déluge perpétuel de bourdons mal intentionnés, obus
et boulets labouraient sans trêve le champ grouillant, emplissant l’air humide
d’épis, de feuilles, de tiges, et d’une bonne dose de bras et de jambes.
    « C’est la fournaise du Diable, hein ? »,
cria un Fédéral que Liberty ne reconnut pas, et qui lui lança un clin d’œil de
dément. Il rechargeait et tirait sans même prendre la peine de viser. « Ça
fait trois fois que je parcours le même terrain dans chaque sens.
    — Eh bien, fit Liberty, on dirait qu’il va y en avoir
une quatrième. »
    Malgré les efforts d’un capitaine tête nue pour contenir la
retraite, la ligne des troupes nordistes se rompit brusquement sous un nouvel
assaut confédéré. Les hommes jetèrent leurs fusils et s’enfuirent à toutes
jambes. Avant même de pouvoir réagir, Liberty reçut un coup violent à la tempe
gauche, asséné par un rebelle famélique et édenté qui avait pour seule arme un
caillou dans son poing crasseux. Le ciel vira au noir, les étoiles tremblèrent
sur leur orbite, et lorsqu’il retrouva une vision complète Liberty s’aperçut
qu’il était couché parmi une multitude de soldats abattus à divers stades de
conscience ; la majorité d’entre eux, naturellement, n’avaient plus de
conscience du tout. Apparemment, la bataille s’était poursuivie sans lui. Sa
tête, qui vibrait comme l’intérieur d’une cloche qui vient de sonner minuit,
lui semblait énorme et rouge, et il allait se relever bravement lorsqu’il fut
encerclé par une meute de rebelles hirsutes et dépenaillés dont les fusils,
comme il ne put s’empêcher de le remarquer, étaient tous braqués sur lui.
    « T’as une vilaine bosse, fiston », observa un
homme très grand, aux yeux si intensément bleus qu’on aurait dit deux morceaux
de ciel d’été.
    Tout le monde se baissa un instant pour éviter un obus
pétaradant qui les frôlait d’un peu trop près.
    « Rufus ! cria l’homme.
    — À vos ordres ! » Rufus n’était qu’un gamin
minuscule, couvert de taches de rousseur, aux cheveux paille, aux pieds nus,
vêtu d’un assortiment disparate de haillons souillés. Le fusil qu’il agrippait
maladroitement faisait deux fois sa taille.
    « Conduis immédiatement cet homme à l’arrière.
    — Pourquoi ?
    — Parce que je te le dis, voilà pourquoi.
    — Alerte ! s’écria un soldat qui surveillait
anxieusement l’orée du bois. On dirait bien qu’ils se préparent à réattaquer.
    — Je croyais qu’on ne faisait pas de prisonniers,
insista Rufus.
    — Eh bien, on fait une exception pour celui-ci. Allez
hop, dégage !
    — Putain de merde, marmonna le garçon en poussant
Liberty du bout de son fusil. Allez, avance,

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