La polka des bâtards
Yankee. J’ai pas encore tué un de
tes semblables et j’ai le doigt qui me démange.
— Je suis mal en point, protesta Liberty. On va loin
comme ça ?
— Ta gueule, tunique bleue, tu pues ! Allez, bouge
ton cul. » Liberty sentit le canon lui chatouiller les côtes.
« Tu n’es pas un peu jeune pour jouer les petits
soldats ?
— Je suis plus vieux que j’en ai l’air.
— Et ça te fait quel âge, au juste ?
— Ça te regarde pas, bordel !
— Tu es bien grossier pour un charmant bambin.
— Tout ça, c’est votre faute, les Yankees. Avant cette
guerre, jamais un gros mot n’était sorti de ma bouche. Et maintenant, je jure
comme un soudard espagnol sans même m’en rendre compte. Apparemment, il y a des
gens que ça énerve.
— Alors pourquoi tu n’arrêtes pas ?
— Impossible. J’ai pris le pli. » Une balle perdue
lui ôta proprement sa casquette sans toucher un cheveu. « Bordel de
merde ! s’écria-t-il. Allez, on met les bouts, Yankee, avant que tu sois
tué par ton propre camp. »
Pliés en deux, ils se ruèrent à travers la fumée dense et
étouffante, s’arrêtèrent, se retournèrent, reprirent leur course. Tout autour
d’eux, tantôt visibles, tantôt masqués, des masses d’hommes hurlants – de
quelle armée ? comment savoir ? – allaient et venaient dans un
chaos cacophonique.
« Est-ce que tu sais au moins où se trouve l’arrière
dans ce foutoir ? lança Liberty.
— C’est pas un Yankee qui va me dire que je suis perdu.
Il suffit de s’éloigner du bruit.
— Mais il y a du bruit partout !
— Je t’ai déjà dit de fermer ta gueule. » Il leva
son fusil d’un air menaçant. « Tu veux goûter la crosse ? »
Soudain, l’air ambiant se mit à chanter avec insistance et
ils trouvèrent un abri de fortune en se blottissant dans un creux du terrain,
pas assez profond à leur goût.
« J’ai jamais vu un truc aussi incroyable, proclama
Rufus, et je suis en train de rater la fête.
— Moi, je trouve qu’on en profite bien assez comme
ça. » Liberty entendait les balles frapper le sol autour d’eux, telles des
pelletées de gravier jetées l’une après l’autre.
« Tu sais pourquoi le vieux m’a ordonné de t’emmener à
l’arrière ? Il a le béguin pour Maman, et il veut pas qu’il m’arrive
quelque chose. Je peux jamais entrer dans la danse. Il trouve toujours un
prétexte pour envoyer le pauvre Rufus à l’arrière.
— Et si je filais ? »
Un sourire envahit lentement les traits poupins de Rufus.
« Dans ce cas, je crois que je serais obligé de te descendre.
— Tu me raterais peut-être.
— J’viens d’l’Alabama, Yankee, et t’as jamais vu une
fine gâchette tant que t’es pas allé à not’ concours de tir aux dindons.
— Je ne suis pas un dindon.
— Non, convint Rufus, mais tu feras l’affaire. »
Profitant d’une accalmie momentanée dans le déluge de métal,
ils sortirent prudemment de leur cachette, et avaient à peine fait un pas
lorsqu’ils furent engloutis par une mer de tuniques bleues.
« Tiens, tiens, regardez-moi ça, fit un gros sergent
barbu. Lâche ton flingue, rebelle. »
Le fusil de Rufus tomba bruyamment au sol quand il leva les
mains docilement.
« Content de vous voir, les gars, dit Liberty.
— Tout le plaisir est pour nous, répondit le sergent.
On dirait que tu viens d’être officiellement émancipé.
— Quel régiment ? demanda un lieutenant.
— 89 e New York, mon lieutenant.
— Je ne crois pas qu’il en reste beaucoup. J’ai entendu
dire qu’ils étaient hors de combat. Mais comme tu peux voir, on a besoin de tous
les hommes. Sergent Trask, trouvez-lui un fusil et emmenez le prisonnier à
l’arrière.
— J’espère, ne put s’empêcher d’ajouter Liberty, qu’il
aura moins de mal à le trouver que Rufus. »
Le garçon le fusilla du regard. « Vaudrait mieux pour
toi qu’on se retrouve pas, Yankee. Je te dois quelque chose.
— Oui, je sais. Miam miam, pan pan. »
Rufus, jurant comme un charretier, fut emmené sans
ménagement.
« De quoi s’agit-il ? demanda le lieutenant.
— Je crois qu’il me voyait déjà en plat de résistance.
— Ces rebelles, quand même, intervint le sergent. Ils
boufferaient n’importe quoi. »
On fourra abruptement un fusil dans les mains de Liberty,
qui n’en demandait pas tant, et il prit place entre un soldat qui tremblait
« de froid » et un soldat
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