La Poussière Des Corons
la victoire devenait
possible. Après le découragement, l’espérance renaissait.
La vie, pourtant, était toujours aussi difficile. Nous
manquions, de plus en plus, de choses indispensables. Un matin sur deux, j’allais
chez Pierre, qui vieillissait d’une façon alarmante. De gris, ses cheveux
étaient devenus blancs. La maladie qui avait attaqué ses poumons le laissait
sans forces. Il s’affaiblissait de jour en jour. Il était devenu d’une maigreur
quasi squelettique, et seul son regard bleu vivait dans son visage décharné. Il
respirait difficilement, et devait faire chaque geste au ralenti.
Bientôt, il ne put que se déplacer très lentement, et fut
même incapable de lever les bras. Je dus le raser. Il en était humilié, et en
même temps furieux :
— Je ne suis plus bon à rien, disait-il. Qu’est-ce
que je fais encore sur cette terre ? Maintenant que Jeanne n’est plus là, à
quoi bon rester, surtout dans ces conditions ?
J’essayais de protester :
— Voyons, ne dites pas cela. Nous vous aimons
bien. Ne parlez pas ainsi, vous me faites de la peine.
Essoufflé d’avoir parlé, il cherchait sa respiration, et
disait :
— Essaie de comprendre, Madeleine. Depuis que
Jeanne m’a quitté, le temps me dure d’aller la rejoindre.
Je soupirais. Qu’aurais-je pu répondre ? De mon côté, je
me languissais de plus en plus de Jean. Parfois, je pensais que je n’étais pas
à plaindre, j’avais mon mari, il m’aimait, ma mère, à qui je pouvais me confier.
Mais quand je voyais Anna, entourée de Georges et de son petit Paul, je ne
pouvais m’empêcher de l’envier.
Quelques mois passèrent encore. Nous étions de plus en plus
impatients de voir les Allemands s’en aller. Leur présence nous pesait. Ce n’était
que brimades, arrestations, déportations, tortures, fusillades. Ils arrêtaient
tous les Juifs maintenant, allant même jusqu’à rechercher les enfants dans les
écoles. Nous n’étions pas loin de les considérer comme des monstres. Le soir, après
le couvre-feu, claquemurés chez nous, nous les entendions défiler dans les rues,
et leur chant me glaçait les veines :
Heidi, Heido, Heida ,
Heidi, Heido, Heida ,
Heidi, Heido, hahahaha.
Heidi, Heido, hahahaha.
*
Les bombardements n’arrêtaient pas, ils étaient un véritable
cauchemar. Ils s’intensifiaient, nous faisant vivre dans une peur continuelle, qui
s’ajoutait à toutes celles existant déjà.
Au mois de septembre, des résistants firent sauter, une nuit,
les rails du chemin de fer qui partait de la fosse, empêchant ainsi tout
transport de charbon. Les Allemands furent furieux, d’autant plus que cela
venait juste après un avis interdisant toute action « terroriste ». Ils
exigèrent que les coupables se dénoncent, faute de quoi ils menaçaient de
prendre dix otages, au hasard, dans le village, et de les fusiller.
Personne ne vint se livrer, et ils mirent leur menace à
exécution. Ils affichèrent la liste des dix noms tirés au sort. Ce fut Marcelle
qui m’annonça l’atroce nouvelle :
— Madeleine ! Pierre est sur la liste !
Je laissai tomber le tricot que je tenais. Ma mère, qui
était chez moi à ce moment-là, soupira :
— Oh, mon Dieu…
Je ne voulus pas le croire. Je secouai Marcelle :
— Voyons, tu t’es trompée ! Où as-tu vu ça ?
— Je ne me suis pas trompée ! Viens voir !
Sanglotant d’appréhension et d’horreur, je l’ai suivie.
Et j’ai vu. Sur la liste, son nom était là, le dixième. Il n’y
avait aucun doute possible : Pierre Blanchard, mineur retraité, soixante-six
ans. Comme une folle je courus jusque chez lui. J’entrai, et m’arrêtai net. Deux
Allemands en uniforme étaient là, de chaque côté de là porte, et, sans un mot, attendaient
Pierre, qui s’habillait.
Je leur lançai un regard plein de haine et de mépris, et me
jetai dans les bras de mon beau-père, en sanglotant sans retenue. Lui, calme et
digne, lui qui allait mourir et qui le savait, me consolait, me tapotait le dos,
murmurant des paroles apaisantes :
— Allons, c’est aussi bien ainsi.
Il me repoussa doucement, me regarda gravement, et reprit :
— Ne pleure pas sur moi. Pense aux autres, aux
neuf autres, qui vont être fusillés aussi et qui, eux, sont jeunes. Moi, je
suis vieux, je suis fini. De toute façon, je n’en avais plus pour longtemps, avec
mes poumons foutus… Il vaut mieux que ce soit moi plutôt que Charles, ou
Georges, ne
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