La Poussière Des Corons
Je remarquai qu’elle venait plus
souvent me rendre visite lorsqu’il était là. Je ne disais rien, mais je m’interrogeais.
Aimait-elle réellement mon fils ? Lui, semblait, par moments, la découvrir.
Je surprenais parfois son regard qui s’attardait sur elle, avec un mélange d’étonnement,
de douceur et de gravité. Mais, lorsqu’il s’adressait à elle, c’était toujours
avec la même tendresse protectrice et fraternelle, et il me semblait qu’elle
aurait bien voulu qu’il cessât de voir en elle une enfant.
Les fils de Georges et d’Anna grandissaient. Le petit
Bernard, comme son frère Paul, adorait Jean qui passait des heures à jouer avec
eux, quand nous allions leur rendre visite. Ma mère vieillissait. Elle
approchait les soixante-dix ans ; si elle était toujours aussi alerte, elle
se plaignait néanmoins de rhumatismes et de douleurs dans les membres. Jean, tendrement,
se moquait d’elle :
— Allons, lui disait-il, tu dis ça pour te faire
plaindre ! Moi, je vois bien que tu as gardé une taille de jeune fille !
Ce qui n’était pas tout à fait faux. Elle restait mince et
droite, et malgré ses cheveux blancs, n’avait pas une allure de vieille femme.
Ce fut à cette époque que nous vîmes de nouveau le départ de
nombreux Polonais. Cette fois, ils ne furent plus expulsés. Ils étaient
rappelés par le gouvernement de leur pays qui, après la guerre, avait besoin de
main-d’œuvre. Nombreux furent ceux qui répondirent à cet appel. Anna avait une
amie dont le mari, Polonais également, avait choisi de partir. J’allai, avec
elle, les accompagner à la gare. Contrairement à un autre départ dont je me
souvenais, tout se faisait dans l’enthousiasme. Ceux qui restaient embrassaient
ceux qui s’en allaient, et tous se promettaient de s’écrire. Des
interpellations joyeuses fusaient, en polonais, et lorsque le train s’ébranla, ils
partirent en chantant. Je comprenais leur joie ; ils allaient retrouver
leur pays, leur langue, leur manière de vivre. Leur exil était terminé. Pour
eux aussi, une nouvelle vie commençait.
*
Septembre finissait, et les feuilles des arbres peu à peu se
teintaient de pourpre. Depuis plusieurs jours, le temps était splendide, doux
et ensoleillé, avec un ciel uniformément bleu. Ce matin-là, dès le départ de
Charles pour la mine, je fis ma lessive, et je mis le linge à sécher dans le
jardin. Les hirondelles passaient au-dessus de ma tête avec de petits cris
joyeux. Au loin, la lumière blonde du soleil noyait la campagne dans un
poudroiement d’or. Tout était calme, paisible, heureux.
C’était samedi, et, dans l’après-midi, comme à chaque fin de
semaine, Jean allait revenir pour passer le dimanche avec nous. Il fallait encore
que je lave toute la maison avant son retour, que je prépare le repas et le
bain de Charles. Je rentrai, et allais me mettre à laver, lorsque j’entendis
Catherine, la mère de Marcelle, qui m’appelait :
— Madeleine !
Sa voix avait un accent suraigu anormal. Je me précipitai
dehors. Dans la rue, elle venait vers moi, l’air complètement bouleversé. J’ai
compris qu’il était arrivé quelque chose et j’ai senti mon cœur se serrer d’appréhension.
— Madeleine, dit-elle, essoufflée d’avoir couru, il
est arrivé un accident à ta mère ! Elle vient d’être renversée par une
voiture, en face de la ferme des Lengrand ! Il faut que tu y ailles, vite !
En proie à la panique, sans même prendre le temps de
refermer ma porte, j’ai couru jusqu’à la ferme, sans voir personne. Je me
rappelais que, la veille, ma mère m’avait dit qu’elle voulait faire, pour
dimanche, une tarte aux pommes, car un voisin lui avait donné quelques pommes. Sans
doute était-elle allée à la ferme chercher des œufs et du lait.
Dès le tournant, là où la route débouchait sur la campagne, je
vis l’attroupement. En m’approchant, j’enregistrai machinalement l’air affolé
des gens, la voiture en travers de la route, et plus loin, à la fois dérisoire
et pitoyable, le pot à lait en fer-blanc de ma mère, renversé, avec le lait
répandu dans la poussière. Un homme que je ne connaissais pas vint vers moi, éperdu,
et balbutia :
— Je… je n’ai pas pu l’éviter… Elle a traversé
dans le virage, au moment où j’arrivais…
Comme dans un cauchemar, je le bousculai. Et c’était bien un
cauchemar que je vivais, alors que les gens s’écartaient, alors que, sans
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