La Poussière Des Corons
briquet, mets une ou
deux tartines de plus.
Comme je le regardais sans comprendre, il précisa, avec un
air embarrassé :
— Il y a avec moi un prisonnier allemand. Tu sais,
il en bave, il travaille dur, et il n’a rien à manger, rien à boire. Je ne peux
plus supporter son regard affamé lorsque je mange mon briquet devant lui. Alors
demain, mets une tartine de plus, ce sera pour lui.
J’approuvai, sans répondre. Mon Charles au grand cœur, comme
j’étais fière de lui ! Envers les Allemands qui avaient fusillé son père, il
n’éprouvait ni haine ni rancune. Il était prêt à aider l’un d’entre eux comme
un frère. Émue, je m’approchai de lui, et sans un mot l’embrassai. Il me
plaisait qu’il fût charitable envers un ennemi vaincu, qu’il ne profitât pas d’une
victoire qui aurait pu le rendre, à son tour, dur et intraitable. Mon amour
pour lui devenait chaque jour plus intense, plus profond.
QUATRIÈME PARTIE
(1945 – 1962)
LE CHEMIN À FINIR
1
NOUS avons réappris à vivre sans crainte, dans la liberté
retrouvée. Peu à peu, tout se réorganisait. Il fallut du temps avant de pouvoir
de nouveau trouver du ravitaillement ; nous eûmes encore, pendant
longtemps, des cartes de rationnement. Il fallait relever l’économie, et, pour
cela, il fallait du charbon. Il fut demandé aux mineurs de produire le plus
possible.
Ce fut la « bataille du charbon », la période des
cent mille tonnes. J’écoutais Charles en discuter avec des camarades de travail.
Ils parlaient beaucoup, à cette époque, des « baromètres ». C’étaient
des grands panneaux qui, à l’entrée de chaque fosse, indiquaient la production
dans toutes les fosses. Ils éveillaient chez les ; ouvriers une émulation
qui augmentait leur ardeur à l’ouvrage. Ce fut une période de travail intense
pour tous les mineurs. Il y eut de nombreux dimanches où Charles, comme les
autres, dut aller travailler, car il fallait fournir du charbon aux usines, aux
cimenteries, à la S.N.C.F.
Des primes furent affectées à celui qui avait donné le
meilleur rendement : selon le cas, une bicyclette, une paire de chaussures,
ou bien une chemise. Comme on manquait encore de vêtements, ces primes étaient
bienvenues. C’est ainsi qu’un soir, à la fin de l’hiver, Charles revint avec
des boîtes de thon à l’huile.
— C’est, m’expliqua-t-il, un cadeau du ministère,
parce que près de cent mille tonnes ont été extraites par jour.
Il y eut à plusieurs reprises d’autres cadeaux du même genre ;
les mineurs, qui se sentaient encouragés, qui voyaient leurs efforts
récompensés, travaillaient courageusement.
Au printemps, le statut du mineur apporta pour tous le
logement gratuit, l’augmentation des salaires, l’amélioration des congés payés,
la gratuité des soins médicaux, et d’autres avantages encore. Charles, comme
tous les autres, gardait ce précieux document dans sa poche. Ils en
connaissaient par cœur les articles. Avec la Sécurité sociale minière, nous
étions maintenant à l’abri des coups durs.
La silicose avait été reconnue comme maladie professionnelle.
Les mineurs qui en étaient atteints pouvaient se soigner, et percevaient une
indemnité. Je pensais à mon beau-père, Pierre, qui, déjà malade, avait dû
continuer à aller travailler, sans jamais se soigner. Je me disais qu’incontestablement
un progrès avait été fait, et que les mineurs pouvaient espérer, dorénavant, être
considérés comme des êtres humains.
Ainsi, nous essayions tous de vivre mieux, nous espérions en
une vie meilleure. Jean, de son côté, avait repris ses études d’ingénieur, et s’intéressait
de très près à tout ce qui concernait la vie de la mine. À chaque fin de semaine,
il revenait chez nous, discutait interminablement avec Charles et Georges.
— Ce qu’il faudrait, disait Jean, c’est faire
quelque chose contre la poussière. Une modernisation est absolument nécessaire.
Le sujet le passionnait. Je savais que, après l’expérience
douloureuse qu’il avait subie au fond, alors qu’il avait quatorze ans, et qu’il
n’oublierait jamais, il consacrerait toute sa vie à l’amélioration des
conditions de travail.
Je le regardais avec admiration et tendresse.
Je n’étais pas la seule à le regarder de cette façon. Marcelle,
qui allait avoir seize ans, semblait éprouver pour lui la même adoration. Lorsqu’elle
le voyait, elle rosissait délicieusement.
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