La Prison d'Édimbourg
tous les mouvemens de Jeanie n’avait pas échappé à la pénétration du père. Mais il existait dans la famille une autre personne qui s’en était aussi aperçue. C’était la seconde femme de Deans, qu’il avait épousée six ans après la mort de la première, ce dont nous avons négligé jusqu’ici d’instruire nos lecteurs. Cette circonstance avait surpris tous les voisins ; car Deans n’était point partisan du mariage. Il disait souvent que cet état était un mal nécessaire, une chose tolérable dans l’état imparfait de notre nature, mais qui coupait les ailes à l’aide desquelles l’âme devait s’élever vers les choses d’en-haut ; une chose qui l’enchaînait dans sa prison d’argile et l’abaissait vers des affections terrestres. Sa conduite sur ce point n’avait pourtant pas été d’accord avec ses principes, puisque nous avons vu qu’il s’était laissé lier deux fois par ces nœuds dangereux et séduisans.
Son épouse Rebecca n’avait pas la même horreur du mariage. Son imagination en trouvait pour tous les jeunes gens et toutes les jeunes filles du voisinage, et ne manquait pas d’en prévoir un entre Dumbiedikes et sa belle-fille Jeanie. Deans levait les épaules toutes les fois que sa femme lui parlait de ses espérances à ce sujet ; il prenait sa toque, sortait de la maison, mais c’était pour cacher un air de satisfaction qui se peignait alors involontairement sur ses traits austères.
Mes plus jeunes lecteurs me demanderont sans doute si Jeanie Deans méritait par ses charmes les attentions muettes de son seigneur : en historien véridique je suis forcé d’avouer que les attraits de sa personne n’avaient rien de bien extraordinaire. Elle était petite et avait un peu trop d’embonpoint pour sa taille ; ses yeux étaient bleus, ses cheveux blonds, sa peau un peu brûlée par le soleil. Son charme particulier était un air de sérénité inexprimable, et elle le devait à une bonne conscience, à un excellent cœur, à un caractère toujours égal, et à la satisfaction intérieure qu’elle éprouvait en accomplissant tous ses devoirs. On peut bien supposer qu’il n’y avait dans les manières de notre héroïne de village, rien de plus imposant que dans ses traits, et cependant les jours, les semaines, les mois, les années s’écoulaient, et le laird Dumbiedikes venait payer régulièrement tous les matins ou tous les soirs son tribut d’admiration silencieuse à Jeanie ; mais, soit timidité, soit indécision, il n’avait pas encore dit un mot qui justifiât les prophéties de la belle-mère.
La bonne dame devenait pourtant tous les ans plus impatiente de voir le laird se déclarer. Un an après son mariage, elle avait donné le jour à une fille qu’on avait nommée Euphémie, et que, suivant l’usage d’Écosse, on appelait par abréviation Effie. Rebecca ne pouvait donc s’arranger de la lenteur du laird, car elle pensait judicieusement que comme Lady Dumbiedikes n’aurait guère besoin de dot, la meilleure portion de la fortune de son père serait naturellement dévolue à l’enfant du second mariage. D’autres belles-mères ont pris des moyens moins louables pour parvenir au même but. Mais il faut rendre à Rebecca la justice de dire qu’elle désirait véritablement l’avantage de Jeanie, et qu’elle ne voyait celui qui devait en résulter pour sa propre fille que comme une considération secondaire qui n’était pas à dédaigner.
Elle mit donc en usage toutes les ruses que son peu d’expérience put lui suggérer pour forcer le laird Dumbiedikes à se déclarer ; mais elle eut la mortification de voir que ses efforts étaient semblables à ceux d’un pêcheur maladroit, qui ne fait qu’effaroucher la truite qu’il voudrait prendre. Un jour entre autres qu’elle avait voulu plaisanter le laird sur l’utilité dont lui serait une femme pour la conduite des affaires de sa maison, il tressaillit visiblement, et ni le chapeau bordé, ni la pipe, ni l’intelligent propriétaire de ces objets précieux, ne reparurent à Woodend du reste de la semaine. Elle prit donc le parti de le laisser marcher à pas de tortue, comme il l’entendrait, convaincue par expérience de l’aphorisme du fossoyeur, que ce n’est pas en le battant qu’on peut faire avancer un âne lourdaud {32} .
Cependant Reuben Butler continuait ses études à l’université ; pour se procurer les moyens de s’y maintenir, il donnait des leçons aux
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