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La reine du Yangzi

La reine du Yangzi

Titel: La reine du Yangzi Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jacques Baudouin
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celle-ci provoque l’attroupement avec son capot cylindrique et son radiateur rond, ses deux grosses lanternes en laiton fixées à l’avant, de chaque côté du capot du moteur. Installé sur les épais sièges en cuir façon Chesterfield, Louis explique le fonctionnement du moteur et celui du long manche fixé sur le châssis qui commande les vitesses. Autour de lui, certains ont du mal à imaginer qu’un homme seul parvienne à diriger un engin aussi imposant par le seul moyen d’un volant de bois.
    Il a réceptionné la Delaunay quelques jours plus tôt, et la débarquer sur le quai des entrepôts fut bien plus complexe que de décharger des ballots de soie ou même des machines-outils, souvent en pièces détachées. La Delaunay était partie entière, elle devait être livrée entière et sans la moindre éraflure sur sa peinture vernissée vert et noir.Louis, qui assistait à la manœuvre, a cru un moment qu’elle allait verser dans le Huangpu, mais elle a fini par atterrir sans encombre sur le quai, sous les applaudissements de l’équipage du paquebot des Messageries, des dockers et des coolies amassés pour assister au spectacle. Après quelques débuts difficiles dans la rue Discry, Louis s’est risqué à rouler à faible allure jusqu’au siège de la Compagnie du Yangzi, poursuivi par les enfants qui en oublièrent le chemin de l’école pour escorter ce monstre pétaradant conduit par le résident le plus fameux de la concession. Ce soir-là, Louis n’a pas résisté à inviter son dernier client de la journée, un Américain avec qui il négocie depuis une semaine une importante commande de soie grège, à prendre un verre au Shanghai Club. Le trajet en Delaunay a produit l’effet escompté : l’Américain regarde d’un œil plus sympathique ce jeune Frenchie dont il avait du mal à croire qu’il était un des hommes d’affaires les plus influents de Shanghai.
    Louis rêverait de filer ensuite chez les Alexander pour montrer son dernier jouet à Deborah puis de l’enlever pour une folle virée dans les rues des concessions, mais le mari de sa maîtresse risquerait de le prendre très mal. Surtout parce qu’il attend la livraison de sa propre voiture depuis plus de deux mois et que, tel un vieux Chinois aigri, il est en train de perdre la face. Louis se contente donc de raccompagner son client au Palace Hotel, l’hôtel le plus moderne de la ville – qui fit sensation lors de son ouverture, en 1906, sur le Bund, quand les invités découvrirent son ascenseur, le premier mis en service à Shanghai –, puis rentre au Trianon embrasser sa mère. Depuis qu’il s’est installé dans sa propre maison, une jolie demeure d’inspiration basquaise, avec son toit de tuiles, ses volets rouges et sa grande terrasse au nord, route Lafayette, il la voit moins souvent mais ne manque jamais uneoccasion de lui rendre visite à l’improviste. Il n’ignore pas qu’elle trouve que le Trianon est devenu trop grand pour elle et Patrick, et qu’elle songe parfois à le vendre. Mais pour aller où ? s’interroge-t-elle l’instant d’après. Un coup de trompe, des pneus qui crissent sur le gravier de l’allée qui mène au perron, et Olympe est déjà dehors pour accueillir son fils, suivie de Patrick qui ne se lasse pas d’admirer la Delaunay.
    — Tu as mangé ? demande-t-elle, inquiète une fois de plus de constater la minceur de Louis.
    — Non, merci, je n’ai pas faim. Je dînerai plus tard, répond-il en la suivant dans la petite salle à manger.
    À peine a-t-elle repris place que Louis se met à faire les cent pas autour de la table avant de s’arrêter brusquement et d’affirmer :
    — Maman, j’ai décidé que nous allions être les premiers importateurs d’automobiles de Shanghai et de toute la Chine !
    Olympe pousse un soupir découragé.
    — Depuis que tu as cet engin, tu ne penses qu’à jouer avec. Tu as passé l’âge de t’amuser, Louis, je t’assure.
    Louis éclate de rire et va s’asseoir face à elle sur la chaise de Patrick qu’il imagine encore en train de manipuler le volant et les manettes de la Delaunay.
    — Maman, j’ai trente ans et je n’ai jamais été aussi sérieux, répond-il en piochant un morceau de poulet dans l’assiette de son beau-père. Il suffit de voir l’enthousiasme suscité par mon engin, comme tu l’appelles, pour deviner que nous aurons très vite des clients désireux d’acheter la même ou d’autres modèles français,

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