La reine du Yangzi
en société, suivre les commandements de Dieu et les règles des hommes. Laure serait la compagne idéale.
— Je veux rester en Chine, Laure, jouer ici, donner des concerts, apprendre la musique aux Chinois, ouvrir leursoreilles aux beautés de la musique occidentale. Je veux aussi former les jeunes musiciens pour qu’ils deviennent aussi bons que les génies que j’ai entendus là-bas en Amérique, ouvrir un conservatoire à Shanghai ou dans la province. J’ai bien réfléchi : es-tu prête à me suivre dans cette aventure ? À supporter mes angoisses d’avant concert, mes doutes ? À te battre avec moi pour que les noms de Beethoven, Bach, Brahms, Mozart deviennent aussi familiers aux Chinois qu’aux Européens et aux Américains ? Si tu acceptes, oui, nous pourrons nous retrouver comme autrefois.
— C’est avec toi que je veux vivre, Marc. Depuis que je suis toute petite. Alors, oui, j’accepte.
*
Le jour se lève mais les brumes matinales qui montent du Huangpu sont si opaques que l’on peine à croire que la nuit s’est réfugiée plus loin, vers l’ouest ténébreux des mondes qui dorment encore. Les rues de la concession française se peuplent peu à peu de marchands ambulants, de petites cuisines de plein air, de pousseurs de brouettes courant livrer leurs marchandises à l’autre bout de la ville, d’ouvriers qui prennent le chemin des usines, des manufactures ou des filatures et qui n’ont pas les moyens de se payer le tramway, et les lampadaires s’éteignent. Dans la rumeur habituelle d’un jour ordinaire à Shanghai, dominé par l’écho d’une corne de brume venu du Huangpu, le trot d’un cheval tirant une calèche et le bruit sec des roues de brouettes sur le macadam, personne ne prend garde à la rumeur qui enfle là-bas au sud de Nanshi, à la hauteur d’une des boucles du fleuve et de l’immense arsenal de Jiangnan. Cris, slogans, roulements de tambours etmartèlement de pieds convergeant vers un point unique, course d’hommes par milliers que rien ne peut arrêter.
Depuis trois semaines, Shanghai vit au rythme des bruits les plus fous et des manifestations dans la ville chinoise. La victoire des troupes qui se sont soulevées à Wuhan le 10 octobre a réveillé toutes les peurs dans les concessions étrangères et toutes les fiertés dans les immenses quartiers chinois et les yamen des shenshang, les lettrés marchands comme Joseph Liu et Yu Xiaqing. Les étrangers ont mobilisé leurs troupes coloniales et les volontaires de leur garde municipale, leurs navires de guerre sont ancrés sur le Huangpu, prêts à intervenir, les consuls et les conseils municipaux se réunissent tous les soirs pour examiner la situation qui s’aggrave chaque jour. La révolution lancée par Sun Yat-sen et sa Tongmenghui , sa Ligue jurée, vient d’éclater, d’abord dans le sud de l’Empire, puis à Wuhan, et maintenant, à Shanghai. C’est au tour de la ville la plus industrielle de Chine d’affronter l’Histoire. Mais, en dépit des incertitudes, les étrangers ne sont pas réellement inquiets. Ils sont en relation étroite avec l’homme de Sun Yat-sen qui dirige le mouvement dans la province, Chen Qimei. Un homme qu’ils connaissent parfaitement et qui les a assurés que les étrangers n’avaient rien à craindre puisque le mouvement révolutionnaire était uniquement dirigé contre le pouvoir impérial. Mais ils sont loin de soupçonner que celui qui marche à la tête des partisans de Sun Yat-sen et des hommes de main de la Bande verte est le fils chinois de Charles Esparnac, Zhu Chang. Et encore moins que l’homme qui est derrière toute cette insurrection et bien plus encore est le riche et paisible Joseph Liu.
Chang n’a jamais été aussi résolu. Quelque chose d’indéfinissable l’emporte, une force, une volonté qui le dépasse et l’embrase, l’entraîne et le cingle, quelque chose à quoiil ne peut résister. Confuses sous son crâne, ses pensées s’entrechoquent, s’entremêlent, suscitent des vérités aussitôt évanouies. Il a l’impression d’être porté. L’image de son père, brusquement, s’impose à lui, celle de sa mère qu’il n’a pas revue avant sa mort, regret toujours douloureux dans son cœur. Serait-ce ses parents qui l’entraîneraient et le pousseraient ainsi tout à la fois ? ou ce sentiment exaltant de vivre enfin l’histoire qu’il écrit en secret depuis si longtemps ? ou encore cette sensation d’être
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