La reine du Yangzi
devenu celui qu’il rêvait d’être et que Liu Pu-zhai rêvait qu’il fût ?
En marchant d’un pas qui n’a jamais été aussi déterminé vers les grilles de l’arsenal de Jiangnan qu’il aperçoit au bout de la rue, ses pensées soudain se dispersent, comme si elles préféraient fuir le moment de vérité qui approche. Derrière lui, ils sont des milliers d’hommes venus de toute la ville, ouvriers, membres des milices marchandes, hommes de main de la Bande verte. Tous agissent sur ordre. Les premiers, sur ceux de Chen Qimei, les deuxièmes de Yu Xiaqing et des autres shenshang qui soutiennent le docteur Sun, les troisièmes de Huang Jinrong. Aucun de ces hommes ne se pose de question, ni ne rêve d’une vie meilleure. Il se borne à faire ce qui lui est ordonné. À peine si les chefs de groupe s’étonnent de ne voir ni la police municipale chinoise ni la garnison de la ville se mettre en travers de leur chemin. Chang sait bien, lui, que Chen Qimei a acheté leurs chefs pour les neutraliser. Cela ne l’empêche pas d’avoir le ventre noué : que vont-ils trouver derrière ces grilles ? Des soldats prêts à ouvrir le feu ? L’arsenal est la plus importante manufacture d’armes du pays. On y fabrique des fusils, des canons, des mitrailleuses, des munitions, et des navires de guerre. L’objectif est de s’en emparer et de distribuer les armes pour constituer une troupe révolutionnaire capable de peser. Chang est le premier à secouer le portail cadenasséde l’arsenal et c’est aussitôt une foule d’hommes en colère qui l’imite et pousse de toutes ses forces. Les portes cèdent en quelques minutes. Comme prévu, il n’y a aucune résistance et, avec un cri de victoire, la foule se précipite dans les ateliers et les réserves.
Chang se permet un sourire. Il est le maître des lieux sans qu’un coup de feu ait été tiré. Il s’installe dans le bureau du directeur de l’arsenal, rejoint peu à peu par les chefs de groupe qui viennent lui rendre compte de la distribution des armes et de la bonne organisation des groupes d’assaut. Ils attendent ses ordres, mais auparavant Chang veut partager sa joie. Le téléphone fonctionne, un opérateur lui passe Liu Pu-zhai.
— C’est fait, annonce-t-il.
— Pas de résistance ? questionne Liu.
— Aucune.
— Bien, maintenant, reprenez le chemin de Nanshi et emparez-vous du yamen du Taotai et de tous les édifices publics, comme convenu. Chen Qimei vous rejoindra.
— Et toi, Oncle Liu ?
— Je n’aime pas les foules, tu le sais. L’ombre est préférable à la grande lumière, et il vaut mieux que l’on ne me voie pas trop. Je laisse à d’autres la gloire de cette journée et des suivantes.
— Pourquoi ? C’est un jour de victoire et c’est à toi que nous le devons en grande partie. Il faut te montrer, tu n’as plus à te cacher, Oncle Liu. Tout le monde doit savoir que tu es le vrai responsable de notre liberté.
— Non, Chang. L’histoire n’est pas terminée.
*
Assis emmitouflé sur un banc public au bord du Huangpu, Louis contemple l’un après l’autre les bâtimentsqui s’alignent le long du Bund. Il en connaît chaque détail architectural, chaque curiosité, chaque ornement, de l’orgueilleuse colonnade blanche du Shanghai Club jusqu’à la façade de briques ocre de la China Merchants Steamship Navigation Company et celle, plus grise, de la Yokohama Bank à l’autre extrémité du Bund. Le soir tombe. Les employés et directeurs européens ou américains des sociétés, fouettés par le vent cinglant du nord, se hâtent de monter dans un tramway, un rickshaw ou la voiture qui les attend quand ils sont plus fortunés. Ils ont fêté Noël quelques jours plus tôt, comme lui, en famille. Depuis longtemps, ils ne s’étaient pas retrouvés tous ensemble, sa mère et Patrick, Laure et Marc, et Joseph et Marie-Thérèse. Les Liu les avaient rejoints après la messe de minuit à laquelle Laure avait voulu assister pour accompagner Marc qui, pour l’occasion, tenait les orgues de Saint-François-Xavier. Depuis qu’elle a rompu avec son Japonais, Louis et elle se sont réconciliés, poussés dans les bras l’un de l’autre par leur mère.
D’où vient l’étrange sensation qu’il se trouve devant un décor de théâtre ? s’étonne Louis en soufflant dans ses mains pour les réchauffer. Les lampadaires s’allument d’un coup comme pour lui donner la réponse. Oui, il est bien au
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