La reine du Yangzi
théâtre, monde factice entre rires et drames, qui prétend être la vie mais n’en est que la copie sur planches, un monde où tout est décor, simagrées et déclamations, peuplé d’acteurs qui se prennent pour des humains mais qui sont les avatars des vrais, les autres, ceux qui souffrent et meurent réellement, plus loin, là-bas, de l’autre côté de l’obscurité, dans la réalité tragique. Oui, il est bien au théâtre : derrière la splendeur des immeubles et des résidences, décor indélébile des étrangers sur la Chine, derrière leurs belles avenues ombragées, il y a le mondevéritable, coulisses infiniment vastes, nombreuses et misérables qui, bientôt, occuperont le devant de la scène.
Louis s’étonne de sa capacité – son inconscience ? – à appartenir à ces deux mondes, celui qui fait le spectacle et celui qui le rend possible. Le monde des Longs Nez, du bon côté de la rampe, avec ses palais, son argent roi, son luxe et son cynisme auxquels il se mêle chaque jour mais qu’il observe sans concession. Et, de l’autre côté, celui des milliers d’hommes et de femmes qui se laissent exploiter sans révolte et qu’il tente de sortir de leur torpeur depuis des années, le monde des ouvriers, des coolies misérables, des dockers pour lequel il se bat en secret. Mais comment ne pas avoir deux visages dans cette ville double, chinoise et occidentale, opulente et pouilleuse, où riches Chinois et taipans occidentaux s’associent pour faire trimer tous ceux qui n’ont que leur force de travail pour vivre ? Tout le monde ment dans cette ville, tout le monde prétend être celui qu’il n’est pas. Les taipans trompent leur femme avec des courtisanes ou l’opium, les domestiques volent leur patron, le Taotai qui se veut intraitable a un prix.
Et c’est tout ce monde, bien au-delà de Shanghai, qui vient aujourd’hui même, 29 décembre 1911, de basculer dans l’inconnu. La nouvelle a fait la une des journaux du matin, on en a parlé dans les clubs, les dîners, les conseils d’administration, lui-même s’en est félicité avec ses salariés chinois, mais elle n’a pas provoqué le bouleversement auquel il s’attendait. Aucune explosion de joie n’est venue saluer la naissance de la république de Chine à Nankin et la désignation de Sun Yat-sen comme président provisoire. Aucun feu d’artifice n’a illuminé le ciel pour célébrer la fin de l’Empire et la chute de la dynastie des Qing.
Louis se demande si, finalement, les Chinois de Shanghai souhaitaient vraiment l’une et l’autre ou s’ils n’y sont pas totalement indifférents tant ils s’estiment loin de lacapitale et au-dessus de ses vulgaires péripéties politiques. Étrange sensation que l’histoire est en train de s’écrire mais que personne n’y prête vraiment attention. En vérité, cette ville ne vit que pour elle. Elle est un monde à elle seule. Quoi d’étonnant puisque le monde vient jusqu’à elle depuis plus de soixante ans ? Shanghai est à son image, fébrile, avide, égoïste et cruelle en dépit de quelques saintetés ici ou là qui la rachètent et la sauvent de l’enfer. Empire ou république, finalement peu importe : Shanghai est son propre sceptre et n’a besoin que d’elle-même pour exister. À moins que son indifférence au bouleversement qui vient de se produire ne soit l’expression du fatalisme d’un peuple qui pense d’abord à se nourrir pour vivre et n’a que faire des changements de régime.
Ce qui se passe est pourtant explosif, se dit Louis, incrédule devant cette ville qui devrait exulter et ne pense qu’à aller se mettre au chaud. Personne n’a donc conscience ici que, lorsqu’un empire s’effondre après plus de deux mille ans d’histoire, ce n’est pas seulement un changement de régime, mais un cataclysme dont on ne peut prédire les suites ? La révolution, puisqu’il s’agit bien d’une révolution, sera à l’échelle de ce pays gigantesque et immensément peuplé : incommensurable, songe-t-il en regardant les lustres qui éclairent encore brillamment les salons des grandes compagnies du Bund. L’onde de choc pourrait être terrible et réduire à néant des décennies de travail et de présence occidentale sur ces rivages. Le sourire de Joseph Liu, le soir de Noël, en disait déjà trop : au cours du réveillon, il a avoué avoir vu en secret Sun Yat-sen le jour même avec un de ses acolytes, dont il refusa de révéler le
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