La reine du Yangzi
d’amour, et il n’a aucune raison de transformer une liaison qui ne l’engage à rien en vie commune. S’il devait se marier et avoir des enfants, ce ne serait pas avec elle.
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, Deborah, dit-il le plus doucement possible. Tu ne m’aimes pas assez pour divorcer de ton mari.
— Comment oses-tu me dire une chose pareille ! proteste-t-elle. Je t’adore.
— C’est pourtant toi qui affirmais que je n’avais rien à espérer de notre liaison et que tu ne divorcerais jamais.
— C’était au début, il y a longtemps. Depuis, j’ai compris que je ne pouvais pas me passer de toi.
— Ce sont nos corps qui s’aiment, pas nos âmes.
— Bullshit ! Les âmes ne comptent pas.
— Si, car ce sont elles qui font de nous ce que nous sommes. Et rien ne dit que les nôtres s’entendraient aussi bien que tu le crois. Notre lien est purement charnel, tu le sais comme moi.
Deborah s’écarte vivement de Louis.
— Tu veux dire que tu me vois uniquement pour mon corps, et satisfaire tes besoins sexuels ?
— Les tiens aussi, si je ne m’abuse.
— Goujat ! Et moi qui croyais que tu m’aimais ! En fait, ça t’arrange bien, hein, de m’avoir quand tu le veux, sans te demander si toutes ces cachotteries me conviennent et si nous retrouver toujours en secret ne me fait pas souffrir. Tu n’es qu’un sale égoïste, comme tous les Français d’ici qui ne pensent qu’à leurs plaisirs.
Égoïste, lui ? Blessé dans son amour-propre, Louis ne veut pas en entendre davantage. Soudain, c’est lui qui trouve Deborah égoïste et odieuse avec ses reproches immérités, alors qu’il a tout fait pour lui donner ce qu’elle attendait de lui sans que son mari ne soupçonne quoi que ce soit. Il décide d’un coup de mettre un terme à leur dispute, à leur histoire, à leurs amours.
— Tu n’as plus rien à faire ici, dit-il en se levant. Nous avons été heureux, mais tu viens de tout gâcher et, puisqu’il faut nous séparer, faisons-le dès maintenant.
Deborah a un mouvement de recul. Dans ses yeux, Louis lit de l’incrédulité, de la colère, de la déception, des regrets peut-être. Il est follement bouleversé soudain par ce regard qui l’interroge et l’implore. L’aimerait-il plus qu’il ne l’imagine ? Est-il en train de manquer quelque chose d’important, une femme qui l’aime vraiment et qui veut faire sa vie avec lui ? Il est trop tard pour se poser à nouveau la question. Deborah doit partir, vite, très vite, sinon Louis devine qu’il peut flancher, prendre une décision insensée sur un coup de tête, accepter sa proposition, faire une folie qu’il regrettera toute sa vie. En un éclair, il comprend que son avenir se joue là, en cette seconde où tout peut basculer dans l’inattendu et l’inconnu à cause des yeux implorants de sa maîtresse. Il prend ses mains, les serre entre les siennes sans la quitter des yeux, en baise les paumes et l’éloigne de lui.
— Va-t’en, dit-il doucement, presque à regret.
L’Américaine comprend que sa décision est irrévocable, ses yeux sont emplis de larmes et, dans un sursaut de dignité, elle se retient de se jeter dans les bras de Louis.
— Adieu, dit-elle d’une voix étouffée, puisque tu ne veux plus de moi. N’oublie pas que je t’ai aimé et que je t’aimerai jusqu’à la fin de mes jours.
Elle lui tourne le dos, ouvre la porte, attend quelquessecondes dans l’espoir qu’il se précipite vers elle et que tout soit à nouveau possible, qu’il l’emporte dans ses bras pour vivre leur passion, mais Louis ne fait pas un geste.
— Adieu, Deborah, dit-il. Sois heureuse et ne m’oublie pas, toi non plus.
Un dernier regard, un dernier frémissement des lèvres, mais tout vient d’être dit, un monde les sépare déjà, ils savent qu’ils ne se reverront pas et que leur blessure ne se refermera jamais.
39.
Ni la chaleur moite de ce début septembre 1914, ni les nuages qui plombent le ciel de Shanghai ne sont la cause de la lourde atmosphère qui entoure le conseil d’administration de la Compagnie du Yangzi. Même aux pires heures de l’empire Esparnac, l’inquiétude n’a jamais été aussi palpable autour de la longue table d’acajou. Tous les visages sont figés dans un mélange d’incrédulité et d’abattement. Les nouvelles de France sont terribles et, devant la gravité des événements, Louis a dû se résoudre
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