La reine du Yangzi
le camion qui démarre.
— Qui êtes-vous ? trouve-t-il la force de dire. Et où m’emmenez-vous ?
Pour seule réponse, le bruit de casserole du moteur.
*
—Je m’appelle Zhu Chang, dit l’inconnu.
Louis est assis en face de lui, de l’autre côté d’une petite table de bois laqué rouge où on l’a fait asseoir avec ménagement. Quelqu’un a posé une tasse de thé devant lui et il la boit d’un trait. Deux hommes sont postés devant une porte.
— De quel droit me retenez-vous ici ? interroge-t-il après s’être éclairci la voix. Que me voulez-vous ?
— Ces réponses viendront bientôt, répond doucement Chang. Mais auparavant, nous devons prendre le temps de parler.
Pourquoi Louis se sent-il soudain paralysé par un étrange malaise, lui qui, au contraire, devrait se révolter, bondir de sa chaise, tenter de s’enfuir ? Est-ce le timbre de cette voix qui lui rappelle vaguement quelque chose ? Ce visage bizarrement métissé qui lui fait face, mi-han mi-européen, et dans lequel il croit se voir comme dans un miroir subtilement déformé ? Ou bien ces yeux, très profonds, qu’il reconnaît comme s’ils surgissaient d’un lointain passé, cette physionomie curieusement familière et que pourtant il n’a jamais croisée ?
— Parler de quoi ? demande-t-il avec irritation. Relâchez-moi si vous voulez me parler.
— Je ne vous retiens pas prisonnier et vous êtes libre de partir si vous en avez envie, répond Chang. Mais il serait dommage de ne pas entendre ce que j’ai à vous dire.
— Pourquoi ? Vous êtes de la police ?
— Non, je suis un des responsables du Guomindang.
— Le parti de Sun Yat-sen ? Vous devriez être de notre côté au lieu de nous attaquer lâchement.
— Là n’est pas la question. La seule qui compte aujourd’hui est de savoir qui vous êtes et qui je suis.
— Je m’appelle Louis Esparnac. Vous, vous êtes Chang Zhu. Et alors ?
—Et alors, je suis ton demi-frère, Louis…
Abasourdi, Louis dévisage celui qui vient de lui faire cette révélation d’une voix à peine audible. Il refuse de croire ce qu’il vient d’entendre, mais le visage grave de Chang le convainc du contraire. Il ne sait pas quoi dire, des pensées confuses se chevauchent dans sa tête, il se demande ce qu’il fait dans cette pièce au milieu de ces inconnus.
— L’autre fils de Charles Esparnac, continue Chang d’une même voix neutre.
— C’est impossible, mon père n’a pas eu d’autre épouse que ma mère, murmure Louis.
— Si. Avant qu’elle arrive de France, il vivait en partie dans Nanshi avec une femme qu’il avait connue auparavant. Ma mère, Zhu Lian. Je suis né en 1872.
Louis réprime mal le frisson qui le traverse. Ses yeux se perdent dans le fond de sa tasse vide.
— Deux ans après l’arrivée de ma mère à Shanghai, dit-il. Cinq ans avant ma naissance. Mon père t’a conçu alors qu’il venait à peine de se marier avec maman…
Brutalement confronté à un passé qu’il ignorait, Louis découvre avec stupeur que ce père adoré dont il n’a jamais cessé de pleurer la perte était un autre homme, avec ses secrets, ses mensonges, sa duplicité. Il fouille dans ses poches, tire son paquet tout froissé de Capital Ship.
— Tu veux une cigarette ? propose-t-il en le tendant à Chang.
La fumée qu’ils exhalent en même temps dissimule leurs visages quelques secondes. Louis a les yeux baissés, perdu dans des pensées auxquelles il n’aurait jamais cru devoir se confronter un jour, Chang les tient fixés sur ce frère qu’il voit enfin de près et à qui il est en train d’ouvrir des horizons noirs. Ils fument en silence, comme si le tabac les aidait à accepter ce qui vient de survenir, ce nouveau monde qui naît pour l’un comme pour l’autre.Aucun des deux n’a envie de briser ce silence étrangement rédempteur.
— Il nous a abandonnés, ma mère et moi, peu avant ta naissance, finit par dire Chang.
— C’est pour cela que tu m’en veux et que tu te venges aujourd’hui ?
— Je ne me venge pas. Sinon, je ne t’aurais pas sauvé la vie tout à l’heure. Ils allaient te tuer.
— Qui ?
— Les gars de la British Tobacco. Ils avaient ordre de le faire, je l’ai appris à temps.
— Et pourquoi m’as-tu tiré de là ? Pour que je te dise merci ?
— Je ne voulais pas que tu meures. Pas avant de t’avoir connu. Et Joseph Liu non plus, ne voulait pas.
— Tu connais Joseph ? demande Louis,
Weitere Kostenlose Bücher