La reine du Yangzi
interloqué.
— C’est lui qui m’a élevé après que ton père m’a confié à lui.
— Et ta mère ?
— Morte.
— La mienne connaît-elle ton existence ?
— Joseph lui a parlé de moi, mais elle n’a jamais accepté de me voir. Ta sœur, elle, ignore tout de moi.
Ils retombent dans le silence, attentifs aux ombres blanches du passé qui s’élèvent lentement, les unes après les autres, semblables aux brumes flottant sur les étangs, un matin d’automne. Chang toussote légèrement avant de reprendre la parole.
— C’est en sortant de chez nous que notre père a été assassiné. Il fallait que tu le saches.
Louis le regarde avec infiniment de peine et de regrets au fond des yeux.
— Tu veux dire que, s’il n’était pas venu vous voir ce soir-là, il serait encore de ce monde ?
—Non, car la bande de Ningbo cherchait à se venger de lui et Kassoun voulait sa peau. Mais il aurait vécu sans doute plus longtemps. Et peut-être aurait-il fini par vous avouer son secret.
— Pourquoi ai-je dû attendre si longtemps pour apprendre que j’ai un frère ! s’exclame soudain Louis, avec rage. Pourquoi papa ne nous a-t-il jamais rien dit ?
— À cause de ta mère, d’après ce qu’Oncle Liu m’a expliqué. Il ne voulait pas la faire souffrir et a préféré lui cacher mon existence et celle de ma mère.
— Connaissant maman, elle lui aurait pardonné, j’en suis sûr. Et Laure et moi, nous aurions gagné un frère. Nous nous sentions tellement seuls parfois, même quand il était encore vivant, coincés entre notre mère et Oncle Joseph.
— Moi aussi, j’étais seul et sans père, comme toi.
— Nous aurions pu faire tant de choses ensemble, se désole Louis en allumant une nouvelle cigarette.
— Il n’est peut-être pas trop tard…
*
La nuit est tombée depuis longtemps, mais Chang et Louis sont toujours là, face à face, dans la pièce enfumée et le whisky a fini par remplacer le thé. Ils n’en finissent pas de se découvrir, de se raconter avec précaution, aussi pudiques l’un que l’autre, de se trouver tant de points communs et tant de dissemblances. Ils mélangent le chinois, le français et l’anglais pour se comprendre plus vite, rient souvent, s’esclaffent parfois, un peu ivres d’alcool et de souvenirs, ou alors ils se taisent d’un coup, anéantis par tout ce qu’ils ont manqué et ne retrouveront jamais, par la disparition tragique de leur père dont levisage n’est plus pour l’un et pour l’autre qu’un halo lointain.
— Oncle Joseph est vraiment le chef de la Tan Du Hui ? interroge à nouveau Louis.
Chang vient de lui expliquer que Liu Pu-zhai a, lui aussi, une vie secrète et Louis en reste stupéfait.
— Je n’arrive pas à y croire, lui qui est un si grand chrétien, dit-il.
— Ce n’est pas incompatible, explique Chang. C’est plus la Chine qui lui importe que Dieu, et depuis des années, il a mis la Tan Du Hui au service de Sun Yat-sen. J’ai même été l’un de ses premiers émissaires auprès de lui, il y a plus de vingt ans, quand j’étais étudiant à Tokyo.
— Et aujourd’hui, il fait partie du Guomindang lui aussi ?
— Oh non ! Oncle Liu est trop prudent pour s’affilier officiellement à un parti. Il préfère rester dans les coulisses, agir dans la discrétion. Il veut rester le maître du jeu.
— De son jeu. Même très dévoué à notre famille, il m’a toujours paru poursuivre un but connu de lui seul et qu’il ne communiquait à personne, pas même à Marie-Thérèse ou à Marc.
— Son but, c’était la Chine et je suis le seul, peut-être, avec qui il l’a partagé.
— Tu as de la chance. Moi aussi, la Chine est mon but. Mais nous ne sommes pas dans le même camp, toi et moi.
— Qu’en sait-tu ? Sun Yat-sen est en train de se rapprocher des Russes. Et eux, ils ont compris que le Guomindang était la seule force politique digne de ce nom en Chine. Le parti communiste de Chen Duxiu se coalisera avec nous et nous pourrons alors travailler ensemble. Tu pourrais te lancer dans la politique, il y aura des élections.
Louis hoche la tête et lisse d’un geste sec ses cheveux courts.
—Je n’en ai pas envie. Pour faire de la politique, il faut se compromettre. Moi, je veux juste faire entendre la voix de ceux qui n’en ont pas, de tous ceux qui sont privés de droits, des faibles, des opprimés.
— Tu es un pur.
— Il y a autre chose, Chang. Je suis amoureux. Pour la
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