La reine du Yangzi
première fois de ma vie. Et cela change tout. Elle s’appelle Emma et tout ce que je sais, c’est qu’elle a bouleversé mon existence. J’aurais trop peur de la perdre si je me lançais dans la politique. Je me contenterai de rester un activiste, un propagandiste. Un pur, oui, peut-être. Comme notre père.
44.
Joseph Liu s’appuie sur le bras de Chang pour monter les marches du perron. De l’autre côté, Marie-Thérèse le soutient elle aussi. Bien qu’elle soit plus petite, elle paraît moins frêle que lui dans la robe légère de coton blanc qu’elle a passée pour l’occasion. « C’est un vrai jour de fête », a-t-elle dit à Joseph en lui nouant sa cravate avant de venir au Trianon.
Olympe et Patrick les attendent devant la porte d’entrée ouverte à deux battants. Olympe se sent nerveuse malgré les sourires rassurants de Patrick. C’est elle qui a proposé à Joseph de lui amener Chang en sachant pertinemment que cette rencontre serait une épreuve pour elle et sans doute aussi pour l’aîné des enfants de Charles. Mais elle est nécessaire. Et quand elle le voit approcher, elle s’efforce de ne rien laisser paraître de son trouble : devant elle, ce n’est pas seulement Chang qui vient d’apparaître, c’est aussi le fantôme de Charles. Un fantôme qui serait devenu à moitié asiatique après toutes ces années passées dans les limbes chinoises. Chang a les mêmes cheveux, la même allure, la même prestance que son père bien qu’il soit moins grand que lui, le même regard noir qui perce au loin des mystères invisibles aux autres, et ce front haut, ce menton décidé.
Choc terrible, confrontation des morts et des vivants : tout un passé refoulé éventre le présent. D’un coup, Olympe retrouve Charles tel qu’il était il y a des années quand ils accueillaient leurs invités, l’un à côté de l’autre sur le perron du Trianon. Elle revoit son sourire charmeur, sa chevelure jamais disciplinée, sent encore sa main qui tenait la sienne, elle entend sa voix grave et une étrange paix l’envahit. Elle croit percevoir sa présence et sourit en même temps que des larmes perlent à ses yeux. Non, elle ne l’a pas oublié, malgré Patrick, et il est toujours là, elle le sent en ce jour exceptionnel. Doit-elle tendre la main à Chang, le saluer à la chinoise d’une légère inclination du buste, l’embrasser ? Quand il se trouve devant elle, hésitant lui aussi, elle ne peut s’empêcher de le prendre dans ses bras et de l’embrasser sur les deux joues.
— Soyez le bienvenu dans cette maison, dit-elle simplement.
Intimidé, Chang pénètre à pas mesurés dans la demeure dont il a tant rêvé. Il retrouve intactes les images qu’il a conservées en mémoire depuis qu’il y est entré vingt ans plus tôt, quand la fête de Laure battait son plein : le grand hall d’entrée, l’immense salon et ses hautes fenêtres donnant sur le parc où il s’était caché pour tenter d’apercevoir ceux dont il partageait le sang. L’émotion le submerge quand il suit Olympe à l’intérieur de cette salle qui était si magnifiquement illuminée ce soir-là et où tant de gens dansaient, s’amusaient. Au milieu des couples, il avait découvert sa demi-sœur valsant dans les bras de Marc Liu. Subjugué par sa beauté, il n’a jamais pu oublier cette apparition qui lui était doublement interdite et, aujourd’hui, il appréhende la confrontation avec ce fantasme d’autrefois.
À son approche, une femme se lève, grande et belle, un petit garçon dans les bras, brun et bouclé comme unangelot napolitain. Elle est soudain là devant lui, celle qui fut la jeune fille dont il rêvait dans sa solitude et qui rayonne d’une beauté de mère épanouie. Quelques pas encore, il est près d’elle, elle lui sourit avec douceur, mais il est trop intimidé pour ouvrir la bouche.
— Zhu Chang, je suis très heureuse de vous connaître, dit Laure de sa voix troublante de mezzo. Voici mon fils, Charles.
— Je suis très honoré, mademoiselle Laure, répond-il troublé en découvrant cet enfant qui porte le prénom de son père.
— Zhu Chang me parlait de toi, Laure, à chacune de nos rencontres, intervient Joseph Liu qui s’est approché à son tour.
Il raconte comment, autrefois, il a retrouvé Chang dans le parc, et les deux femmes comprennent alors combien il a souffert de devoir rester si longtemps un inconnu pour ses
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