La reine du Yangzi
retourner manger à la maison, j’ai fait préparer un pique-nique et les chevaux. Je vous emmène à la Pagode perdue, ajoute-t-il, mystérieux.
*
Depuis une heure qu’ils galopent le long des champs, les chevaux commencent à donner des signes de fatigue. Ils renâclent et Louis décide qu’il est temps de faire unehalte. Lui-même retrouve difficilement son souffle et Laure n’en peut plus. Elle est aussi bonne cavalière que son frère mais a moins d’endurance. Sur le visage de Marc, en revanche, aucune trace de fatigue, pas une goutte de sueur. Comme chez son père, rien chez lui ne trahit la moindre émotion, la lassitude ou l’irritation. Ils ont quitté la concession française deux heures plus tôt par la route de Zi Ka Wei, dépassé les faubourgs de Shanghai, sont passés devant l’orphelinat, le carmel, ont aperçu la coupole de l’observatoire des jésuites et ont poursuivi jusqu’à la pleine campagne qui environne Shanghai. Paysage plat de rizières et de plantations de cotonniers, coulé dans l’infini où presque rien n’arrête le regard, hormis quelques bosquets d’arbres à la lisière d’un champ ou la masse noire d’un buffle tournant autour de sa noria pour amener l’eau dans les canaux d’irrigation. La terre est seulement boursouflée ici et là de monticules comme si, sur ces étendues sans relief, quelque démon chtonien s’était amusé à faire des bosses pour manifester son existence et en briser la monotonie.
— Et les stèles ? Où sont-elles ? interroge Marc.
Depuis des jours, Louis leur a promis de les emmener voir ce cimetière apparemment oublié qu’il a découvert, par hasard, un jour de promenade dans la campagne. Après avoir sillonné à pied ou à cheval causses et forêts pendant les dernières vacances chez ses grands-parents Esparnac, il s’est mis à explorer les environs de Shanghai à la moindre occasion. La ville est devenue trop petite pour lui, il a besoin d’espace, d’air pur, d’horizons inattendus, d’enjambées sauvages. Au début, avec son mafou , ils ne dépassaient pas le faubourg de Dongjiadu, puis ils se sont enhardis de plus en plus loin, jusqu’à des villages reculés où les enfants s’enfuyaient en les voyant approcher. Jamais leurs habitants, des familles de paysans vivantlà depuis des siècles, n’avaient encore vu de Diable étranger. Un jour, sur la route du lac Dianshan, à l’ouest de Shanghai, Louis et le mafou ont aperçu une haute pagode qui se dressait, solitaire et abandonnée, comme un phare délaissé par l’océan. Dans ces horizontalités terrestres, elle semblait un défi au ciel. Fasciné, Louis s’est arrêté pour admirer de plus près cette tour à étages dont le toit, où passaient des nuages, laissait entrevoir à chaque angle un petit peuple de génies immortels. Et il n’avait eu de cesse d’y retourner avec sa sœur et son meilleur ami.
La pagode est là, dans le silence de ses ruines. Des touffes d’herbe s’accrochent aux corniches en partie écroulées qui ponctuent chacun de ses huit étages. Des briques vernissées jonchent le sol envahi par les fleurs et les herbes sauvages. Des oiseaux, dérangés par l’intrusion des trois cavaliers, s’envolent du sommet à grands cris.
— Les stèles sont un peu plus loin vers la gauche, répond Louis en mettant pied à terre.
Quelques pas à peine et il les voit, perdues dans la végétation et les sophoras, plaques minérales et sombres. Certaines penchent vers le sol, d’autres, brisées, ne montrent plus que des poèmes mutilés, d’autres encore sont intactes mais recouvertes de mousses.
— Quelle paix…, murmure Laure en approchant à son tour. Vous devinez, vous aussi, comme on se sent bien ici ?
Elle s’agenouille et promène son doigt sur les caractères gravés dans la pierre, comme si elle pouvait mieux les déchiffrer de l’index qu’avec les yeux. Certains sont effacés par le temps, d’autres conservent encore toute la vigueur de leurs traits taillés dans le granit.
— Ce doit être l’ancien cimetière des moines, dit Marc Liu. On sent que les esprits sont apaisés et que c’est un endroit bénéfique pour l’âme.
Agenouillé à côté de Laure, il traduit lentement le texte d’une stèle un peu plus grande que les autres :
— « Ô homme qui passe et appartient encore à ce monde, rappelle-toi qu’un jour tu seras, toi aussi, l’hôte du Vide Sans Nom, comme je le suis depuis ma mort.
Weitere Kostenlose Bücher