La reine du Yangzi
Nul ne sait si j’en suis ou non satisfait, pas même les Esprits, pas même l’Empereur de Jade, pas même les Huit Immortels. À moins que je ne sois échappé du Grand Vide et que je ne sois à nouveau vivant, derrière toi, invisible... »
Involontairement, Laure se retourne et se protège derrière Marc.
— J’ai peur, dit-elle.
— Ce devaient être des moines taoïstes, explique-t-il pour la rassurer. Il paraît qu’ils étaient assez farceurs à l’époque des empereurs Tang.
Louis s’assied par terre et promène son regard sur ce monde oublié.
— Tout finit toujours par devenir ruine et plaisanterie, dit-il. Les constructions humaines, la vie et même les dieux. J’aime bien cet endroit : il nous prouve que les divinités ne sont d’aucun secours.
— Pourquoi dis-tu cela ? s’étonne Marc.
— Regarde autour de toi, le temps a passé, des siècles peut-être et, pourtant, les sujets de l’empire du Milieu, ceux que nous croisons tous les jours à Shanghai, sont toujours aussi misérables. C’est bien la preuve que les dieux qu’ils ont priés, y compris le nôtre, n’y ont rien changé et qu’ils n’existent donc pas. Je pense que c’est seulement en lui que l’homme doit chercher son salut. Pas ailleurs.
— Tu ne crois donc vraiment à rien, comme ton père ? questionne Marc.
— Si je pense que Dieu n’existe pas, ce n’est pas pour imiter mon père. Je suis assez grand pour me forger mapropre opinion. Comment croire en lui quand tu vois tous ces coolies qui triment comme des bêtes sur les quais de Shanghai ?
— Tu nous embêtes, Louis, avec tes histoires, proteste Laure. On était tranquilles et tu viens nous parler de tes problèmes métaphysiques. Avoue plutôt que tu n’aimes pas les jésuites du collège.
— C’est toi qui ne comprends rien, Laure, rétorque Louis. Je voulais t’emmener ici parce que personne ne connaît cet endroit, qu’il est seulement pour nous et qu’il est notre secret. Je pensais que cette solitude te ferait du bien à toi aussi, qu’elle t’amènerait à réfléchir autrement.
Marc et Laure échangent un regard perplexe.
— Pourquoi devrais-je réfléchir autrement ? interroge-t-elle. Je pense de travers, d’après toi ?
Louis s’allonge entre deux stèles, arrache un brin d’herbe et le porte à sa bouche. Les yeux grands ouverts, il essaie de retrouver dans les nuages qui défilent les mêmes formes fantasmagoriques que dans les cieux de France quand, cet été, il s’étendait sur le sol caillouteux. Mais rien ne vient, les masses blanches passent, indifférentes, sans prendre le temps de dessiner la moindre figure de rêve.
— Non, mais tu es trop futile, répond-il. Et moi, je sais maintenant que je me sens à l’étroit chez nous, que notre vie elle-même me paraît étroite, étriquée.
— Tu ne manques pas de culot, notre maison est une des plus grandes de la concession !
— Je ne parle pas de ça, dit Louis en se redressant. Je parle de maman, de ses affaires avec Joseph, du Yangzi ! Parfois, j’ai l’impression que ce satané fleuve et leurs bateaux comptent plus que nous ! Ça me donne envie de fuir loin de tous ces gens qui ne pensent qu’au fric !
Marc l’observe avec inquiétude. Il croyait connaîtreLouis et il a bizarrement l’impression que c’est quelqu’un d’autre qui s’exprime.
— Qu’est-ce qui te prend ? demande-t-il.
— Il me prend que j’en ai assez. On vit dans un immense empire dont on ne connaît rien, dont on voit les habitants comme des fantômes ou des esclaves, sans se préoccuper ni de ce qu’ils sont, ni de ce qu’ils veulent. J’ai l’impression d’être coincé dans un clapier et j’ai envie d’aller voir ailleurs.
— Si tu nous as emmenés ici, c’est bien pour que l’on s’échappe de la concession, non ? s’insurge Laure. Ça ne te suffit pas ?
— Non, répond son frère. Je veux aller plus loin, bien plus loin.
— Maman ne sera jamais d’accord.
— Le jour où je partirai, je ne lui demanderai pas son avis.
— Et nous ? Tu nous demanderas notre avis ? interroge-t-elle, subitement inquiète.
— Tu serais capable de partir sans nous ? questionne Marc.
Louis leur tend la main à tous les deux pour l’aider à se relever.
— Non, évidemment, répond-il. Nous sommes tous les trois, nous resterons tous les trois. Unis comme aujourd’hui.
— Pour toute la vie ? demande Laure.
— Pour toute la vie, affirme-t-il en
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