La reine du Yangzi
place à son côté en soufflant un peu. Il est toujours aussi petit, mais son embonpoint est nettement plus visible et ses cheveux coiffés en brosse ont largement blanchi.
— Depuis votre mariage, ma chère. C’est-à-dire vingt ans.
Alors que l’équipage se met en route, elle lui prend la main et se tourne vers lui.
— Ce fut un des plus beaux jours de ma vie. Vous souvenez-vous comment vous m’avez conduite à l’autel ?
— Comment pourrais-je oublier ? Sans vous, je n’aurais jamais connu ce bonheur d’être un père, au moins pour un jour, puisque, malheureusement, je n’ai pas eu d’enfants.
— Vous avez été un père pour moi ce jour-là, et jusqu’à votre départ pour Pékin. Et j’en avais vraiment besoin face à un homme comme Charles qui était un parfait inconnu.
—Votre mari était un butor ! Je sais que vous l’avez civilisé et qu’il a fini par vous aimer comme il le devait.
— Nous avons été très heureux tous les deux, répond Olympe d’une voix sourde. Mais c’est le passé, et je ne vis pas dans le passé. Vous allez trouver Shanghai très changée.
Elle lui a proposé de l’emmener dans un restaurant à la mode sur Bubbling Well Road, la rue la plus chic et la plus animée de la ville. C’est l’occasion de faire un tour dans la partie anglaise de la concession pour montrer à Mattéoli combien, en deux décennies, elle s’est métamorphosée. Est-ce parce que le premier soleil de printemps répand sur les façades des bâtiments qui s’étendent le long du Bund une lumière chaude et précoce ? Le quai a l’air encore plus éclatant que d’ordinaire, enveloppé d’une atmosphère scintillante, inhabituelle en cette saison accoutumée à un ciel plus voilé. Les sièges des grandes sociétés de commerce anglaises que Mattéoli a découverts vingt ans plus tôt se sont agrandis. Ils ont gagné en taille ce qu’ils ont perdu en élégance. Après cinquante ans de présence à Shanghai, leur puissance est devenue si spectaculaire que les rives du Huangpu paraissent plus prospères que celles de la Tamise ou de la Seine. Les banques, toutes plus opulentes les unes que les autres, rivalisent de majesté architecturale. Juste à côté de l’hôtel, l’Oriental Bank, et son style Renaissance, domine de son beffroi les bâtiments voisins ; la Yokohama Bank, elle, se veut plus sobre, avec son mélange de rigueur japonaise et d’architecture coloniale. Non loin du carrefour avec Pékin Road, Mattéoli sursaute.
— Et cette grosse bâtisse, c’est quoi ? demande-t-il en désignant un lourd bâtiment sans grâce.
— Les Douanes. Malheureusement, elles n’ont plus rien de chinois.
Le bâtiment de style victorien inspiré de l’époqueTudor se distingue par sa tour de l’horloge surmontée de quatre cheminées qui lui donnent un faux air de donjon. À chaque quart d’heure, il carillonne comme Big Ben à Londres.
— Pareil pour notre vénérable Shanghai Club, qui a pris goût aux grosses colonnades et qui a refait sa façade en 1893, déplore Olympe.
Ils prennent ensuite Nankin Road où René Mattéoli ne reconnaît plus rien. Les maisons d’autrefois ont fait place à des immeubles de deux ou trois étages où logent les sociétés qui, arrivées après les pionnières un demi-siècle plus tôt, n’ont pas réussi à s’installer sur le Bund. Même en y mettant le prix, sir Silas Hardoon a dû ainsi se résigner à bâtir son siège social dans cette rue, à côté de celui de la Shanghai Power Company. Les tireurs de rickshaws efflanqués et muets se faufilent entre les fiacres et les cabriolets, plus nombreux qu’autrefois, qui se croisent sans se presser. De chaque côté, les boutiques des tailleurs, des bijoutiers, des coiffeurs, des antiquaires s’alignent, élégantes, accueillantes et tellement plus respectables que vingt ans plus tôt.
— On se croirait davantage à Londres qu’à Shanghai, observe Mattéoli.
— La concession internationale a bien changé, n’est-ce pas ? Chez nous, c’est resté plus provincial, ce qui a son charme. Dites-moi, René, pourquoi avez-vous quitté la France pour venir vous installer ici à votre âge ?
— Mon âge, justement ! J’ai cinquante-cinq ans et je m’ennuyais aux Chantiers de la Loire, à Saint-Nazaire. Alors, quand j’ai reçu la proposition de rejoindre l’arsenal de Jiangnan comme ingénieur naval, j’ai accepté sans hésiter. J’avais gardé la nostalgie de cette
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