La reine du Yangzi
ville dans laquelle je rêvais de revenir. À cause de vous, peut-être.
— De moi ?
—Qui n’aurait pas un faible pour vous, Olympe ?
— Même vingt ans après m’avoir menée à l’autel pour épouser mon mari ?
— C’est comme si c’était hier. Ces vingt années ont passé je ne sais comment. J’avais l’impression que mon âme était restée ici et qu’en revenant, vingt ans plus tard, je la retrouverais.
— Vous n’avez jamais eu envie de vous marier à Saint-Nazaire ?
— À vrai dire non, mais je me demande si, secrètement, je n’attendais pas de revenir à Shanghai pour trouver une femme à mon goût.
— Il n’y a pas beaucoup d’Européennes convenables par ici, vous savez.
— Qui vous parle d’Européennes ? J’ai beaucoup de curiosité pour les Chinoises. Les quelques spécimens que j’ai croisés m’ont paru très attrayants.
Olympe tourne vers lui un regard interloqué.
— Ne me dites pas que vous êtes venu jusqu’ici pour vous dévergonder avec des Chinoises ! s’écrie-t-elle, faussement offusquée.
René Mattéoli rit de bon cœur.
— Bien sûr que si ! Et aussi pour fumer de l’opium, perdre mon salaire aux courses, me livrer à toutes sortes de turpitudes inavouables ! Ah, j’oubliais, et dessiner des bateaux, évidemment.
— Ne vous moquez pas de moi, René. Vous êtes libre de faire ce que vous voulez. Mais faites attention, on m’a dit que les Chinoises étaient redoutables. Et cette ville n’est tranquille qu’en surface. J’ai payé suffisamment cher pour le savoir.
8.
L’orgue de l’église Saint-Joseph apparaîtrait assez sommaire au regard d’un amateur européen mais pour les catholiques français de Shanghai, qui n’en ont jamais entendu d’autre, c’est un superbe instrument. Ils ne concevraient pas d’assister à une messe dominicale sans sa magnificence sonore. En réalité, l’orgue est assez pauvre. Avec ses deux claviers, un pour le récit et un pour le positif, et un pédalier de deux octaves, il n’aligne qu’une dizaine de registres, bourdons, flûtes, trompette et cromorne, mais ils suffisent au bonheur de Marc Liu qui en joue plusieurs fois par semaine sous l’œil de son maître, le père Guillou, un lazariste. Celui-ci n’a pas oublié que l’un des premiers à avoir introduit et fabriqué des orgues en Chine fut Teodorico Pedrini au début du XVIII e siècle, sous le règne de l’empereur Kang Xi. Guillou poursuit la tradition et s’efforce de la transmettre aux chrétiens chinois mais sans beaucoup de succès, la musique de Couperin ou de Bach restant irrémédiablement étrangère à leurs oreilles et à celles des quelques élèves qu’il tente de former. Marc Liu est le seul à avoir surmonté les difficultés du solfège, compris les principes de l’harmonie et appris à jouer l’orgue. Il n’en est pas encore à interpréter les grandes toccatas de Jean-Sébastien Bach, mais ilexcelle dans les préludes et fugues et surtout les chorals qu’il interprète le dimanche, quand le père Guillou lui confie l’instrument.
L’écouter jouer console Louis et Laure d’être obligés d’assister à la messe dominicale. Surtout Laure : Dieu et tout ce rituel l’ennuient et les bonnes sœurs encore plus. Joué par Marc, l’orgue la libère de toutes ces pesanteurs étouffantes. Quand il fait sonner ces longs tuyaux de zinc qui se dressent sur la tribune, au fond de la nef, elle tremble des pieds à la tête, elle a la chair de poule et ne sait qui en est la cause, de la musique ou du musicien. Quelque chose vibre en elle quand Marc interprète un de ces chorals élégiaques, mais, lorsqu’il se lance dans un prélude et fugue pour accompagner la sortie de la messe, elle se sent emportée au-delà du monde. Elle n’ose pas définir ce qu’elle éprouve alors pour lui et n’a qu’une hâte après l’ ite missa est : monter l’étroit escalier qui mène à la tribune pour le rejoindre et le regarder fermer l’orgue puis ranger ses partitions. Elle le complimente avec enthousiasme, affirme qu’il joue de mieux en mieux, pourtant c’est chaque fois la même déception : Marc ne remarque pas ses yeux brillants d’excitation et se contente de la remercier avec un sourire gêné. En silence, ils redescendent et retrouvent Louis qui les attend à la sortie.
— Aujourd’hui, maman déjeune avec René Mattéoli, leur annonce-t-il. Plutôt que de
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