La reine du Yangzi
mariageavec Charles, et elle se demande si, depuis deux ans qu’il vit à Shanghai, il n’abuse pas des innombrables plaisirs de Fuzhou Road ou de Bubbling Well Road. Après tout, il ne lui a jamais caché qu’il s’était expatrié pour mener une existence plus galvanisante qu’en France.
— Et vous êtes certaine que des Blancs accepteront d’habiter ici en sachant qu’ils devront côtoyer des Chinois ?
— Chaque jour, des immigrants arrivent ici de toute l’Europe, du Japon ou des États-Unis. Il faut bien qu’ils se logent. Et tous ne partagent pas la même répulsion des Anglais ou des Américains pour les Chinois.
— C’est un sacré pari que vous faites là, ma chère. Et qui vous dit que des Chinois viendront, eux, louer vos maisons ?
— J’en suis sûre, René. Cette ville a été fondée il y a bientôt cinquante ans et a enrichi non seulement beaucoup de gens comme moi mais aussi de Chinois comme Joseph Liu et, dans une moindre mesure, ces cohortes d’employés qui travaillent pour nous. Ceux-là ont envie de vivre à l’occidentale, pas à la chinoise. Ils veulent cuisiner au gaz, s’éclairer à l’électricité, avoir des toilettes à eux. Ils veulent ce que nous avons et d’abord du confort. C’est pour eux que je construis ces habitations. Même si beaucoup en ville me prennent pour une idéaliste ou une naïve et prédisent que je signe ma ruine avec cette opération immobilière, vous verrez que l’avenir me donnera raison. Cet investissement se révélera une excellente affaire et tout le monde dira alors qu’il y a toujours cru. En attendant, si vous voulez m’acheter une maison sur plan, n’hésitez pas, je vous ferai de très bonnes conditions !
Alors qu’ils rentrent au Trianon par le quai de France qu’ombrage une double rangée de platanes, le spectacle des jonques, des sampans amarrés le long du fleuve, detoute cette vie grouillante et fébrile la renvoie à des souvenirs anciens.
— C’est vrai que j’ai fait du chemin depuis mon arrivée ici, dit-elle en prenant familièrement le bras de Mattéoli. Mais ce ne fut pas sans drame ni douleur. Et même aujourd’hui où tout semble me porter chance, je n’arrive pas à me sentir tout à fait heureuse.
— Le souvenir de Charles ?
— Moins depuis que je fréquente mon Américain. Non, ce sont plutôt les enfants qui m’inquiètent. Louis est devenu très indépendant et ne s’intéresse qu’à une chose, ce pays et ceux qui le peuplent. Et, depuis quelques mois, il se révolte à propos de tout et de rien. C’est à peine si je peux lui parler sans qu’il me contredise systématiquement.
— Il a dix-huit ans, n’est-ce pas ? C’est normal pour son âge.
— Ce qui l’est moins c’est son refus d’aller en France faire des études s’il décroche son baccalauréat. Il affirme qu’il veut d’abord explorer la Chine avant de décider ce qu’il voudra faire plus tard.
— Ce n’est peut-être pas une mauvaise idée. Si ce pays a besoin de nous pour se moderniser, peut-être avons-nous aussi besoin de gens qui le comprennent vraiment et qui ne soient ni des missionnaires ni des diplomates. Si Louis devient un de ces grands connaisseurs de la Chine, il sera bien mieux armé pour prendre la tête de la Compagnie du Yangzi quand vous lui passerez le relais. Et Laure ?
Olympe pousse un soupir désolé.
— Elle a grandi beaucoup plus vite que je ne le pensais et un peu dans le désordre. C’est de ma faute, je ne me suis pas assez occupée d’elle ni rendu compte assez tôt qu’elle était devenue une jeune fille. Avec untempérament difficilement contrôlable, si vous voyez ce que je veux dire.
— Pas du tout.
— Elle est aussi fantasque que son père, elle rêve d’aventures sans savoir très bien lesquelles et elle a un vrai cœur d’artichaut !
— Elle est déjà amoureuse à son âge ?
— Oui, et du fils de Joseph et Marie-Thérèse Liu. Lui aussi apparemment, mais je n’en suis pas sûre. Et, du coup, Laure est soit complètement exaltée, soit la minute d’après en pleine torpeur. J’ai beaucoup de mal à la comprendre.
— Je n’ai pas d’enfant, mais je crois que c’est le propre des jeunes filles amoureuses. Laure doit être aussi romantique que vous à son âge.
— Je ne l’étais pas et je ne suis tombée amoureuse que bien plus tard, lorsque j’ai connu Charles. Et, pour tout vous dire, c’est plutôt aujourd’hui que je me sens romantique pour
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