La reine du Yangzi
comprador discute avec M. Deng, le directeur administratif de la société. Son visage tendu se tourne vers elle : jamais il n’a été aussi pâle.
— Je sais bien que nous sommes en novembre mais il fait un soleil radieux et la journée s’annonce splendide, plaisante-t-elle. Alors que vous arrive-t-il pour avoir l’air aussi sinistre ?
Elle aime bien se moquer gentiment de lui pour le dérider. D’habitude, il est le premier à en rire ; aujourd’hui, Joseph reste de marbre.
— À moi, rien, Olympe, répond-il, amer. À la Chine, le pire, une fois de plus. À nouveau, nous sommes dépouillés de nos provinces sans pouvoir faire autrement que subir la loi des étrangers. Nous sommes un géant, mais un géant incapable de se défendre.
— Que s’est-il passé ? questionne Olympe. Encore les Japonais ?
— Toujours les Japonais ! répond M. Deng. Depuis des mois, ils nous font la guerre en Corée et ils ont évidemment fini par l’emporter. Nos armées ne font pas le poids, ni sur terre ni sur mer, et les Japonais ont réussi à s’emparer de Lüshunkou, Port-Arthur, et de toute la péninsule du Liadong, en Mandchourie.
— Où vont-ils s’arrêter ? interroge Olympe en faisant signe aux deux hommes de la suivre dans son bureau.
Sur la grande carte de la Chine qui orne l’un des murs, elle repère le Liadong, la ville de Port-Arthur, tout au bout de la péninsule : à part un fleuve, le Liao, rien ne s’oppose plus à l’avance des troupes japonaises.
— Si rien n’est fait côté chinois, ils pourraient être aux portes de Pékin dans quelques semaines, constate-t-elle.
—C’est exactement ce que je redoute, dit Joseph, fataliste. Rien ne les arrêtera. Nous sommes trop faibles, trop pusillanimes, trop en retard pour nous défendre efficacement. Si ça continue, tout l’Empire sera bientôt aux mains des étrangers, comme une vulgaire colonie d’Afrique, lui qui a dominé le monde pendant si longtemps.
— Vous n’avez rien dominé du tout, Joseph, corrige Olympe. Juste cette partie du monde. Ce n’est pas le moment de discuter des déboires de l’empire du Milieu, bien que je croie qu’ils sont dus à l’illusion que la Chine était le centre du monde alors qu’elle ne l’a jamais été.
— Peut-être, admet Joseph. Mais surtout nous avons trop longtemps cru dans les vertus de l’immobilisme. Si rien ne changeait et si tout était fait selon les rites ancestraux, alors l’harmonie était préservée, pensait-on. C’était une grave erreur. Pendant ce temps, l’Occident inventait, faisait d’immenses conquêtes, subjuguait tous les peuples. Paradoxalement, s’il n’était pas venu nous dépecer, la Chine n’aurait jamais connu l’électricité ou le chemin de fer…
— Les Qing mènent l’Empire à sa perte, s’emporte soudain M. Deng. Nous ne pouvons pas rester les bras croisés à assister, impuissants, à la ruine de notre pays. Il faut chasser les Qing et cette vieille Cixi.
— Ce n’est pas si facile, monsieur Deng, tempère Joseph.
— À moins de laisser les Japonais s’en charger, suggère Olympe.
Les deux hommes la regardent avec stupeur comme si elle venait de prononcer une invraisemblable grossièreté. Jusqu’à ce jour, ils n’avaient même pas envisagé une telle éventualité, mais le ton d’évidence d’Olympe les ramène à la dure réalité. Joseph Liu est le premier à reprendre ses esprits.
—Jamais les Européens et les Américains ne les laisseront prendre Pékin, dit-il. Ils voudront toujours conserver la haute main sur l’Empire et n’ont donc aucun intérêt à permettre au Japon de s’affirmer comme une nouvelle puissance en mesure de les concurrencer.
Tandis que le boy chargé d’alimenter les employés en thé chaud toute la journée dépose sur la table trois tasses et la théière de porcelaine bleue qu’Olympe a achetée chez le nouvel antiquaire de Nankin Road, ils restent muets tous les trois, plongés dans leurs pensées, imaginant le pire, éprouvant une fois de plus le caractère incertain des choses, la force d’événements très lointains mais qui peuvent en quelques jours tout remettre en cause, ruiner les fortunes les mieux établies, faire table rase d’une puissance qu’on croyait éternelle et qu’un seul coup de vent peut balayer.
— Le climat de guerre est mauvais pour nos affaires, même si nous sommes loin de la Corée et de Pékin, finit par dire Olympe.
— La bourse de Shanghai
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