La reine du Yangzi
avoir la certitude que tous nos fidèles sont dignes de confiance. À Canton, ce n’était pas le cas.
— Nous allons nous organiser en conséquence, commente Liu.
— Qui nous a trahis ? interroge Chang en dévisageant l’un après l’autre les hommes qui l’entourent.
Ce ne sont que masques fermés.
— As-tu des soupçons ?
— Pour le moment, non. Mais je finirai par trouver pour venger nos camarades.
— Réfrène ton désir de vengeance, Zhu Chang, dit Liu. C’est à la Société du Ciel et de la Terre de faire justice, pas à toi. En attendant, nous devons décider si nous continuons de soutenir le docteur Sun, malgré son échec, ou si nous misons plutôt sur le ministre Kang Youwei pour réformer le pays. La place qu’il occupe désormais au gouvernement le met en bonne position.
— Il a critiqué Confucius ! s’insurge le tche-fou. C’est indigne d’un lettré.
— Peut-être, mais je partage son avis, répond un autre préfet. Ce qui compte, c’est de chasser les étrangers qui occupent nos ports et cela, Confucius ne l’avait pas prévu ! Les idées de Kang pour changer le fonctionnement du gouvernement et adopter une politique plus ferme face aux puissances étrangères sont excellentes. Nous devons l’appuyer de toutes nos forces.
Un des assistants dont la tunique s’orne d’un lion brodé, signe distinctif des militaires de deuxième classe, se lève et parle d’une voix posée :
— Il ne faudrait pas oublier que le docteur Sun a unegrande réputation auprès de la jeune génération et qu’il est l’un des rares à vouloir vraiment établir une république, ce qui est notre objectif, alors que Kang soutient plutôt le principe d’une monarchie constitutionnelle. Il serait dommage de le laisser chercher des soutiens autres que le nôtre, ce qui nous ferait perdre toute notre influence sur lui. Je suggère donc que nous continuions de financer ses activités pour le conserver en notre pouvoir.
Liu Pu-zhai réfléchit longuement dans un silence que personne n’ose briser.
— L’Empire est immense, finit-il par dire. Notre erreur a été de penser que nous pourrions commencer par les provinces les plus éloignées de Pékin, le Guangdong par exemple, et de là entrer en rébellion ouverte contre le pouvoir central. Nous n’avons pas assez d’hommes ni de ressources pour y parvenir. Et nous sommes insuffisamment préparés. Nous devons donc viser directement la tête. Mais dans l’état de fragilité où nous sommes, le temps est notre meilleur allié pour avancer en nous laissant offertes toutes les possibilités, avec la certitude de l’emporter le jour venu.
« Je propose donc que nous soutenions à la fois le docteur Sun et le ministre Kang. Les Français disent qu’il faut toujours avoir deux fers au feu. C’est une bonne illustration de ce que nous devons faire. Dans l’espoir que l’un ou l’autre parviendra un jour à renverser la dynastie des Qing et à réformer notre pays. Quelqu’un parmi vous s’oppose-t-il à cette stratégie ?
La Tan Di Hui est réputée pour l’obéissance absolue qu’elle réclame de ses membres et tout dans le regard impérieux de Liu dissuade quiconque de s’élever contre sa proposition.
— Nous agirons donc ainsi, conclut-il avec un sourire satisfait. Jeune Zhu Chang, je te confie la responsabilitéde réorganiser notre groupe à Shanghai et de recruter de nouveaux partisans dignes de confiance. J’enverrai un nouvel émissaire au docteur Sun, à Tokyo, et je vais parallèlement écrire au ministre Kang Youwei pour l’informer que nous soutenons sa volonté de réforme. Rentrez chez vous maintenant, honorables frères, gardez le secret et restez vigilants. La séance est levée.
D’un seul mouvement, tous se lèvent et d’une seule voix prononcent la formule rituelle :
— Fan qing, fu ming !
« Chasser les Mandchous, restaurer les Ming »: depuis deux siècles et la conquête du trône du Fils du Ciel par les Mandchous, c’est le mot d’ordre de la société secrète. Puis ils jurent de garder le silence et les uns après les autres quittent la salle après avoir salué Liu Pu-zhai avec respect.
— Reste avec moi quelques instants, Chang, dit celui-ci.
Le jeune homme s’approche, curieusement intimidé par cet oncle qu’il n’avait jamais soupçonné d’être le heung chu , le Maître de l’encens, celui que l’on appelle par le nombre secret 426, le numéro deux de la plus puissante
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