La Reine Sanglante
de grands malheurs pour vous et les vôtres.
– Sire !… intervint Malestroit.
– Paix ! fit Louis Hutin. J’ai dit que ces hommes pourraient parler. Voyons, toi, puisque tu es le roi, parle ! Qu’as-tu à me dire en ton nom ? »
Hans redressa sa taille de colosse.
« En mon nom ? fit-il, d’un ton surpris. Rien, Sire. Je parlerai donc au nom de ceux qui m’envoient.
– Soit ! Qu’ont-ils à me demander ?
– Sire. La Cour des Miracles vous demande de retirer les compagnies d’archers que vous avez armées contre elle.
– Est-ce tout ?
– La Cour des Miracles vous demande aussi de respecter et confirmer les privilèges qui lui ont été octroyés par les rois vos prédécesseurs, savoir : le droit d’élire leur roi, leurs ducs et comtes, massiers et suppôts ; le droit de faire eux-mêmes leur police dans les limites du royaume d’Argot et autres que vous connaissez. Mais, parmi ces privilèges, Sire, il en est un que nous défendrons jusqu’à la mort. Ou ce privilège sera, ou la Cour des Miracles ne sera plus.
– Quel est ce privilège ?
– Deux êtres seuls, jusqu’à cette heure où est parvenue l’histoire du monde, le possèdent : c’est Dieu, et c’est le mendiant. Le malheureux condamné qui va mourir et que votre vindicte, Sire, envoie au bûcher ou au gibet, ce misérable, s’il parvenait à se sauver des mains de vos sergents, devient inviolable dès qu’il est entré dans l’église ou dans la Cour des Miracles, dans la maison de Dieu ou dans la maison des mendiants. Sire, le mendiant a le droit de grâce tant que sa main s’étend sur la tête du condamné. Prenez garde, Sire ! En touchant à ce droit, vous avez peut-être aussi touché au droit de Dieu. Prenez garde, roi. Lorsque vous aurez détruit les droits de Dieu, vous aurez peut-être aussi détruit vos droits à vous. Votre autorité, c’est celle que vous tenez de Dieu. Supprimez l’une, vous tuez l’autre. Tout s’enchaîne. Du roi à Dieu, de Dieu au mendiant, un seul chaînon brisé et l’échafaudage sur lequel est bâti le monde s’écroule. »
Le roi, Valois, Châtillon, Malestroit, les autres seigneurs présents considéraient avec étonnement la brute qui parlait ainsi d’un ton calme où un philosophe eût démêlé une profonde ironie, mais Louis, comme s’il eût voulu échapper à l’influence du truand, secoua rudement la tête.
« Je sais ce que tu veux dire : ce Buridan, ce Gautier d’Aulnay, ce Bourrasque, cet Haudryot, ce Bigorne, enfin, m’ont gravement offensé : ils mourront.
– Même Lancelot Bigorne, Sire ?… D’après ce qu’il m’a raconté, vous lui aviez promis… »
Le roi hésita.
« Celui-là m’a fait rire, fit-il enfin, en se déridant. Et, par Notre-Dame ! les occasions de rire sont trop rares pour que celui qui fait rire ne soit pas récompensé. Tu diras donc à Bigorne que ce que j’ai dit à la Tour de Nesle est dit. Qu’il vienne au Louvre me demander sa grâce. Il n’y a pas de bouffon au Louvre ; je lui offre l’emploi. Mais, quant aux autres, ils sont condamnés.
– Je ne vous demande pas leur grâce, Sire, dit froidement le roi d’Argot. Je vous demande de respecter le droit de la Cour des Miracles. Que ces hommes soient saisis hors du refuge, c’est bien. Mais que vos archers tentent de les arracher par la violence et les armes à la main, c’est ce qui ne sera pas. Sire, je suis venu en ambassadeur… Je vous demande uniquement ceci : que nos privilèges, reconnus par vos aïeux, soient maintenus par vous.
– Acceptez, Sire ! souffla Valois à l’oreille de Louis.
– Sire, dit Châtillon, à votre place, j’accepterais.
– Et si je n’accepte pas ? dit Louis, sombre et agité.
– En ce cas, dit Hans, nous nous défendrons jusqu’à la mort. Si nos droits meurent, nous devons mourir avec eux. Seulement, Sire, en nous condamnant, vous condamnez aussi ceux des vôtres que nous tenons prisonniers. Ce digne seigneur pourra vous le dire.
– J’atteste ! fit Malestroit. Sire, en ce moment, soixante chevaliers et seigneurs, la fleur de votre noblesse, sont gardés à vue chacun par quatre hommes armés de poignards. Dans une heure, si nous ne sommes pas de retour, ces soixante chevaliers tomberont, frappés à mort. Dans une heure, vos deux mille archers seront massacrés. Dans une heure, dix mille truands et mendiants, décidés à mourir, se répandront dans Paris la torche à la
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