La Religion
nécessaire. Sur les pierres nues du quai reposaient des corps qui avaient expiré pendant le trajet. À leurs côtés étaient allongés une douzaine d’hommes qui, visiblement, ne survivraient pas à la traversée du pont. Il y avait du sang partout, en flaques et en grumeaux coagulés, et il collait à leurs bottes tandis qu’ils enjambaient les mourants et les morts. Deux chapelains se déplaçaient entre les moribonds, oignant de chrême leurs fronts, leurs narines et leurs lèvres.
« Par cette sainte onction, que Notre-Seigneur vous pardonne tous les péchés et toutes les fautes que vous avez pu commettre. »
Les évacués ramenaient avec eux la terrible saveur du siège : blessures ouvertes, peur crue, bouffées du chaos de la violence. La Valette mettait un point d’honneur à toujours accompagner le départ des nouveaux volontaires : le fait que Tannhauser ne le voie nulle part sentait mauvais. Ils continuèrent. Ils croisèrent un officier turc capturé, ensanglanté, à demi nu et couvert de chaînes, et Tannhauser entendit un fragment de ses murmures.
« Accroche-toi vite à la corde d’Allah… »
« Ce bonhomme va avoir un sacré choc », fit observer Bors.
Tannhauser se pressait, écoutant à peine. Bors ne se découragea pas.
« Dans les caves de Saint-Anthony, les bourreaux se gardent sous la main un géant nègre. Ils le traitent comme un roi, nourriture et vin à volonté. Quand ils veulent délier la langue d’un nouveau Turc, ils le déshabillent et le plient sur une barrique pour que le nègre le sodomise pendant qu’ils rigolent, en lui rappelant que c’est comme ça que le vieux Mahomet prenait son plaisir. » Bors rigolait lui-même. « Ils disent que les résultats sont une pure merveille. »
Tannhauser ne fit aucun commentaire et regarda tout autour d’eux. Les eaux du Grand Port brillaient comme du vif-argent, leur surface troublée par le sillage et les coups de rames de deux longues barques qui s’éloignaient. Chacune contenait une vingtaine d’hommes et diverses provisions. Devant une table éclairée par une lanterne, étaient assis un sergent, avec un grand livre, et un intendant dont les manifestes nageaient dans la flaque d’un encrier renversé. Des mots très peu fraternels volaient dans les deux sens. Tannhauser reconnut le sergent, un Lombard nommé Grimaldi, et il frappa des phalanges sur la table pour attirer son attention.
« Frère Grimaldi, j’ai besoin de savoir si un certain homme est parti avec les volontaires.
– Ce soir ? demanda Grimaldi.
– Ce soir, oui. Un certain Orlandu Boccanera. »
L’intendant n’apprécia pas l’interruption. « Vous n’avez pas autorité ici. Nous avons du travail à faire.
– Du travail ? » Tannhauser posa les mains sur la table et se pencha sur lui. « Ce matin, j’ai dirigé le raid sur la pointe aux Potences. Alors dis-moi, comptable, combien de Turcs as-tu tués aujourd’hui ? »
L’intendant se leva, sa main passant devant sa taille vers la poignée de son épée. Même si Tannhauser était penché en avant, l’homme devait encore lever les yeux pour le regarder.
« Qui êtes-vous, messire ?
– Je te conseille de continuer à renverser de l’encre, mon ami, dit Bors, et de laisser les flaques de sang à des gens comme nous.
– Assieds-toi, dit Grimaldi, c’est l’homme de Starkey. »
L’intendant s’éloigna, murmurant un Pater Noster pour calmer sa colère. Grimaldi parcourut la feuille de départ. Son doigt s’arrêta vers la fin d’une colonne de noms.
« Pas de Boccanera ici. Mais nous avons un Orlandu di Borgo, dit Grimaldi. Ce ladre était aussi impudent que son nom. » Il désigna le port d’un mouvement de sa barbiche. « Il est dans la dernière barque. »
Tannhauser se redressa, se tourna et regarda l’eau. Au lointain de la nuit, et au-delà de tout espoir de rappel, les rames de la dernière barque fendaient le vif-argent. Pour le plaisir d’une fantaisie sur le poivre, d’une tasse de café de trop ou d’un bref plongeon dans sa baignoire, la pierre angulaire de son plan était réduite à néant. Orlandu était en route vers le poste de la mort certaine. Lors de tous les hauts et les bas des semaines récentes, Tannhauser ne s’était jamais laissé aller au désarroi. Mais maintenant si. Il se détourna de l’eau et son moral coula un peu plus profondément.
Courant pieds nus dans les flaques de sang, les
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