La Religion
« Il était ici, dans le réfectoire. Il a partagé notre souper, il y a à peine une heure.
– Quel âge a ton ami ?
– Il dit qu’il a quinze ans, mais il n’en est pas certain. » Elle comprit son agitation. « Il ne croit pas qu’il est le fils de Carla, et Carla non plus. »
Tannhauser n’était pas rassuré. « Quel est son nom de famille ?
– Orlandu di Borgo. »
Il rit, mais sans humour. Leur fuite miroitait devant ses yeux et avec elle un effroi sans nom qu’il devait résoudre le plus vite possible.
« Qui est l’homme à table, avec un bras en moins ?
– L’ami d’Orlandu, Tomaso.
– Attends-moi ici », dit Tannhauser. Il passa par-dessus bord.
« Tu es en colère contre moi ?
– Bien au contraire. Sois patiente, c’est tout. »
Il fila jusqu’à la porte de l’auberge et se rendit compte qu’il avait laissé la serviette derrière lui. Il ne fit pas demi-tour. Le claquement de ses pieds nus sur le carrelage lui semblait anormalement fort. Il atteignit le réfectoire au moment où Bors éclatait d’un rire exubérant, avant de le regarder entrer.
« Le vent a tourné ! » rugit Bors. Les marques de sueur sur ses joues ressemblaient à des larmes de joie. « La justice a forgé son chef-d’œuvre !
– Réveille le Maltais », dit Tannhauser.
Bors réagit au ton de sa voix en se penchant pour enfoncer un doigt épais comme un manche à balai dans les côtes de l’homme assoupi. Tomaso se redressa d’un coup, désorienté par ce qui l’entourait et par plusieurs pintes de vin, alarmé par le personnage nu et dégoulinant d’eau qui le surplombait dans la pénombre des chandelles.
« Orlandu Boccanera », dit Tannhauser.
Les yeux de Tomaso firent le tour de la table comme pour le désigner, avant de fouiller l’obscurité quand il ne le vit pas. C’était une réponse suffisante.
« Où vit-il ? demanda Tannhauser en italien. Où est la maison d’Orlandu ? »
Tomaso regarda autour de lui comme s’il cherchait de l’aide.
« Je sais où dort Orlandu », dit Amparo. Sa tête avait apparu dans l’encadrement de la porte. Elle était drapée dans la serviette.
« Bien, dit Tannhauser. Rhabillons-nous vite. »
Comme il allait s’éloigner, Tomaso dit quelque chose que personne ne comprit. Il désignait un coin du carrelage près du mur. Tannhauser frappa la table du poing. « Bors ?
– C’est là que Tomaso avait laissé son épée et son armure, dit Bors en soupirant. On dirait bien que le jeune Orlandu les a emportées. »
Tomaso se remit à parler et ses mots incluaient Sant’Elmu .
Tannhauser regarda Bors. « Dis-moi que j’ai mal entendu. »
Bors passa un doigt sur sa moustache. « Eh bien le gamin brûlait de se joindre à la bagarre. Et je dois dire qu’on a un peu alimenté la chaudière.
– Il a douze ans, soupira Tannhauser.
– Avec une cuirasse et un casque, il aurait vraiment l’air d’un homme. Il ne serait pas le premier à mentir sur son âge pour devenir soldat. Et je dois dire que ce gamin n’a pas la langue dans sa poche pour arriver à ses fins. »
Tannhauser sentit un gouffre s’ouvrir sous ses pieds.
« Tu viens avec moi au quai Saint-Ange, dit-il.
– Mais ma partie, protesta Bors. Je l’ai mis à genoux ! »
Tannhauser courut jusqu’à sa cellule pour prendre ses bottes et des hauts-de-chausses.
TANNHAUSER ET BORS mirent un temps fou à descendre les ruelles. Entre la crête crénelée du mur d’enceinte et la silhouette du château Saint-Ange, la ville était un lac de ténèbres. En s’approchant de la forteresse, ils perçurent des voix et des gémissements, croisèrent des brancardiers ramenant les blessés du jour vers l’infirmerie à la lueur des torches. Les évacués ne se distinguaient pas seulement par leurs blessures, mais aussi par une absence dans leurs yeux, comme si l’horreur leur avait volé à chacun quelque chose de très précieux. Ils continuèrent à courir.
Le château Saint-Ange se dressait sur son propre rocher, séparé du Borgo par un canal. Le pont de bateaux en travers du canal menait au pied du château et au quai en courbe d’où les barques faisaient voile pour Saint-Elme. Le pont était encombré d’une circulation humaine sanglante et désespérée. Tannhauser força le passage en intimidant l’officier de garde, et ils se frayèrent un chemin à travers la foule avec toute l’insensibilité
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