La Religion
et voyaient plus de sang versé que toutes les autres troupes en dix ans de service. Ceux qui étaient ici depuis le début du siège – dix-huit jours, maintenant –, et dont nombre étaient des tercios , étaient tous faits d’une argile différente. Ils se ramassaient sur leurs talons dans la poussière, leurs hallebardes et pertuisanes posées près d’eux sur le sol, tous habités par la mort, et leurs yeux caves possédés d’une tranquillité anormale. Leurs vêtements étaient en lambeaux et leurs bottes déchirées par les gravats. Leurs cheveux et leurs barbes étaient maculés de saleté, leurs visages de croûtes et de bleus. La plupart affichaient des blessures, grossièrement pansées, des doigts coupés et des bras en écharpe, des brûlures et des claudications douloureuses, qu’ils supportaient avec l’attitude fataliste des chiens blessés.
Les chevaliers se regroupaient par langue à la tête de chaque compagnie : Français, Auvergnats et Provençaux. Les Italiens et les Aragonais, apprirent-ils, étaient actuellement dans la mêlée. Le sifflement de l’acier sur les pierres à aiguiser se mêlait au son des Pater Noster. La discipline était serrée. Le moral semblait plus haut qu’on aurait pu l’imaginer. Quel que soit l’épuisement que ces soldats ressentaient, et il était gravé sur leurs visages de spectres, l’air pétillait d’une sorte de force commune invisible. Ils auraient volontiers invoqué le Saint-Esprit pour expliquer ce phénomène, mais Tannhauser l’avait déjà ressenti, de l’autre côté du mur lointain où Allah était proclamé comme son arbitre et sa source. Était-ce là la différence pour laquelle ces guerriers se mettaient en pièces ? Un nom – un mot – pour le même concept essentiel d’unicité divine ? Ou bien n’y avait-il pas de Divin, et cette force aveuglante était-elle la création des hommes eux-mêmes, des hommes qui se trouvaient jetés les uns contre les autres pour des raisons qu’aucun ne pouvait expliquer, des hommes liés par le plus pur accident : la naissance, la géographie, le destin ?
Tannhauser s’était déjà retrouvé dans cette lointaine région, et avait connu le même frétillement du sang qu’il ressentait à cet instant. Combattre et mourir dans le partage de n’importe quelle cause, que ce soit pour le bien ou pour le mal, ou pour quelque dieu que ce soit, ancien ou nouveau, évoquait en eux tous la même compulsion. Bors avait touché juste. Le même amour. Le sortilège était d’une puissance irrésistible. Malgré lui, son cœur appelait le combat. Son mentor, Petrus Grubenius, en aurait été fou de désespoir.
« Tu n’es venu ici que pour le garçon », se remémora-t-il. Amparo l’attendait, et ses yeux qui, quand ils regardaient dans les siens, ne voyaient que lui. Un regard comme il n’en avait jamais vu, sauf dans des souvenirs perdus depuis si longtemps qu’ils prenaient plus la forme d’un rêve. C’est seulement ici, dans la puanteur enfumée de la poudre et du sang, qu’il se rendit compte qu’il l’aimait. Mais n’aimait-il pas encore plus cette puanteur de guerre ? Était-il tombé trop loin de l’éventuelle grâce qu’il avait reçue à la naissance ? Et le garçon n’était-il pas rien de plus qu’un fantôme de sa propre création, invoqué pour le leurrer afin de le ramener vers les caniveaux sanglants auxquels il appartenait ? Et que dire de la comtesse, dont il avait gagné la main ? Le cœur de Carla aussi appelait le sien depuis l’autre côté des abysses. Deux femmes admirables et une guerre admirable se combattaient pour l’attirer.
« Je dois être aussi fou que tout le reste, murmura-t-il pour lui-même.
– Mattias », grogna Bors.
Tannhauser remit les pieds sur terre et le regarda.
« Qu’est-ce qui ne va pas, mon vieux ? Tu regardes la lune comme si tu t’attendais à trouver une quelconque réponse là-haut. Il n’y en a pas.
– Tu crois que cela va nous coûter nos âmes ?
– Bah… S’il en est ainsi, on a eu un bon prix. Je te connais bien : tu considères les choses trop profondément. Là-bas, tu devrais me laisser penser. Mon cerveau n’est pas troublé par des rêveries oiseuses et des prétentions féminines.
– Féminines ? » Tannhauser fit un pas menaçant vers lui.
« Voilà qui est mieux. Regarde, maintenant. Le Mas est là. Il nous appelle. »
Tannhauser se retourna vers le
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