La Religion
en traversant le tapis des infortunés.
Ils trouvèrent un coin d’ombre et Orlandu éleva sa réputation en ramenant un excellent petit déjeuner de foie de bœuf et oignons rouges, accompagnés d’une outre de vin. Peu après, Orlandu fut assailli par un moine enragé et flétri brandissant une louche de cuivre et seul Tannhauser sauva ce Stromboli de goûter à la lame hancher . Mais le vieil homme se montra si odieux et si ingrat que Tannhauser, légèrement irritable après six heures sur la brèche, le déposséda de sa louche et la plia si serrée autour de sa gorge qu’il en devint bleu.
« Va peler tes oignons et tes machins, lui dit Tannhauser, pendant que ceux qui combattent retrouvent leur énergie. »
En s’installant pour une sieste, Tannhauser remarqua que cet échange l’avait fait aimer un peu plus du garçon. Il se réveilla aussi raide qu’une planche et nettement plus perclus de douleurs qu’à la fin de la bataille. Quand le soir s’annonça et que l’air se rafraîchit, il devint clair que Bors ne voulait absolument pas « fuir vers le Borgo » à cause de « cette égratignure ».
« Je ne pourrai jamais vivre avec ce souvenir », bêla-t-il.
Le passage de Bors de l’autre côté du port avait déjà été assuré, en échange d’un pot de confiture d’abricot, en prime d’un tas de choses de bien plus grande valeur. Les barques allaient déborder de tant de blessés graves que Tannhauser fut incapable d’acheter deux places pour lui et Orlandu. Tout était possible, mais la fierté, ou la honte, ou l’épuisement, ou quelque regrettable combinaison des trois, le persuada de reporter leur départ à la nuit suivante. Après un revers si brutal, il allait falloir des jours à Mustapha pour préparer un nouvel assaut et le danger était acceptable. Pour apaiser la truculence que Bors mettait à boire, Tannhauser lui fit avaler un morceau d’opium qui aurait tué deux hommes de moindre stature, fourra une livre de ladite matière sous sa chemise, et, trois heures plus tard, il le conduisit comme un barreur vers les bateaux qui attendaient. Bors, qui avait déjà été adouci par le retour de son mousquet de Damas, était à cette heure en proie à l’illusion qu’il était affecté à Saint-Elme plutôt que d’en être éloigné, et ce fut avec soulagement que Tannhauser le regarda finalement glisser sur les eaux.
LE MARDI ET LE MERCREDI les barques étaient pleines jusqu’au plat-bord des amputés, des mourants et des aveugles. Debout aux côtés de Le Mas et du noble Jurien, Tannhauser se refusa à présenter un tel spectacle de lâcheté. Il passa ces journées à dormir autant que le bombardement continuel le permettait. Il aida Le Mas à décider des meilleurs endroits où placer les batteries, s’attachant discrètement à ne pas prendre part à la défense contre les raids nocturnes, mineurs mais vicieux, dont les Turcs les harcelaient. Tout en faisant attention à ne pas se changer en nuisance, Orlandu le collait comme son ombre, échappant ainsi à nombre de travaux pénibles, et se préoccupa d’autant des besoins de Tannhauser qu’il pouvait satisfaire.
Tannhauser ne voyait aucune logique à stupéfier le garçon en lui révélant la véritable nature de son intérêt pour lui. Qui savait l’effet que de si choquantes révélations pourraient avoir sur son cerveau tout neuf ? L’affection instinctive qu’il avait ressentie pour le garçon lors de leur première rencontre crût et s’approfondit. Orlandu riait facilement, la plus admirable des vertus selon la bible de Tannhauser, et son stoïcisme était louable. Bien éduqué, il ferait un parfait coquin aventurier. Carla lui ferait sans nul doute étudier le Quadrivium, et c’était certainement le chemin le plus haut où voyager. Il lui vint à l’esprit que, en tant que futur beau-père du garçon, il aurait son mot à dire sur ces questions, et il résolut de ne pas l’encourager au péché et d’essayer d’être un bon exemple partout où cela serait possible. En attendant, l’homme et le garçon prenaient plaisir à l’éducation délivrée par le premier sur l’utilisation des armes à feu.
AU COUCHER DU SOLEIL le jeudi, tandis que la chute de l’orbe rouge teintait de rose la fumée des canons, un émissaire du pacha, nerveux comme un comédien débutant, grimpa sur le ravelin devant la barbacane et demanda à parlementer. À la requête du
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