La Religion
gouverneur Luigi Broglia, Tannhauser se rendit sur le rempart afin de traduire pour les commandants.
Tannhauser et l’ambassadeur turc criaient à cent pas l’un de l’autre. Il s’avéra que Mustapha offrait les termes d’une reddition pacifique du fort. Cela donna un coup de fouet considérable au moral des grands. Broglia était un Piémontais noueux de plus de soixante-dix ans qui affichait plusieurs blessures récentes avec insouciance. Il arbora un méchant sourire, les lèvres froncées par les grands vides de sa dentition.
« Mustapha doit avoir le trou du cul à vif, dit-il. Quels termes propose-t-il ?
– Mustapha jure sur sa barbe, répondit Tannhauser, sur les tombes de ses saints ancêtres, et sur la barbe du Prophète, béni soit son nom, qu’il accordera libre passage à tout membre de la garnison désireux de partir ce soir. »
Le Mas désigna les myriades de cadavres en décomposition qui entouraient le fort. « Dis-lui, par la barbe de ses femmes, que nous avons encore plein de tombes toutes prêtes pour lui et ses descendants.
– Libre passage pour aller où ? » demanda Broglia.
Tannhauser posa la question à l’émissaire. Pour sa part, il aurait accepté l’offre en un clin d’œil.
« À Mdina, rapporta-t-il. Aucun homme se retirant ne sera molesté.
– Peut-on lui faire confiance ? » demanda Broglia.
L’espoir fit accélérer le cœur de Tannhauser. « Même s’ils peuvent vous sembler comiques, ce sont des serments très graves, et faits en public. Il ne blasphémerait jamais devant ses propres troupes. Et Mustapha a tenu parole envers vous à Rhodes, non ? »
Broglia, avec La Valette, était l’un des membres de cette minuscule élite qui avait survécu à cette épopée légendaire. Il fit la grimace, comme si le souvenir de cette reddition lui restait encore en travers de la gorge.
« Dites à Mustapha que nous avons décidé de mourir là où nous sommes. »
Tannhauser se retourna pour faire passer cette riposte malvenue.
Broglia l’arrêta d’un geste de la main. « Mieux encore, que cet ambassadeur meure là où il est. » Il désigna le mousquet à mécanique que tenait Tannhauser. « Abattez-le. »
Tannhauser cligna des yeux. C’était juste le temps imparti pour décider que la délicatesse morale ne lui apporterait aucun mérite face aux gens autour de lui. Il épaula son arme et l’émissaire, attentif à la probabilité d’une telle perfidie, aperçut son mouvement et se retourna pour descendre de son perchoir. Face à un mousquet à mèche, il aurait pu réussir, mais la mécanique allumait la charge à l’instant où l’on pressait la gâchette. La balle de plomb de calibre seize frappa le malheureux ambassadeur au milieu de la colonne vertébrale et précipita son corps brisé du haut du ravelin. Le Mas gloussa et, alors qu’un furieux duel de mousquets mettait un terme à la conférence de paix, Tannhauser battit en retraite vers le corps de garde. Avant qu’il ne puisse partir, aller chercher Orlandu et se diriger promptement vers le quai, il fut invité à un conseil de guerre dans le Solaire, et aucune de ses excuses ne fut acceptée.
Le Solaire – la grande salle intérieure du cœur de la forteresse – portait elle-même des traces de bombardement. Les arches des voûtes étaient fissurées, deux contreforts ne tenaient plus que grâce à des planches clouées, des morceaux de plâtras effondrés jonchaient le sol et des grains de poussière dansaient dans la lumière des chandelles et des lampes. Mais Stromboli cuisinait bien et Tannhauser s’emplit la panse avec l’un des moutons qui l’avaient accompagné lors de sa traversée du Grand Port. Il dînait avec Broglia, Le Mas, De Medran, Miranda, Aiguabella, Lanfreducci et Juan de Guaras. Ils mangeaient et parlaient autour d’une splendide table de chêne, portant toujours leurs harnachements couverts de sang coagulé au cas où l’alarme serait sonnée. Le sujet de la discussion tournait autour du meilleur moyen d’étendre leur défi au prix le plus exorbitant pour le Turc. Aussi estropiés ou affaiblis que pouvaient l’être la plupart des hommes assis à cette table, parler du combat revitalisait leur humeur. Leur conviction que le dessein de Dieu et le leur ne faisaient qu’un était irréfragable. Une gaîté singulière régnait, dont Tannhauser se sentait exclu. Il festoyait avec des déments. Puis le capitaine Miranda, pas
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