La Religion
Le savoir est là, si nous voulons bien nous contenter de l’écouter. Mais en ce qui concerne le forgeage de leur propre ardeur, les hommes sont bornés et vains, et placent plus leur foi en leurs propres inclinations que dans les conseils des sages. »
Tannhauser lui accorda un sourire, mais un sourire qui le dérangea.
« Et pourtant, aussi bornés que soient les hommes, et aussi difficile à croire que cela puisse être, les garçons sont plus bornés encore. »
Orlandu se sentit défaillir et la panique revint quand il se rendit compte que la discussion était loin d’être achevée. Il tenta de changer de sujet. « Où est votre père ? » demanda-t-il avec une curiosité exagérée.
La grossièreté du stratagème fit glousser Tannhauser. Il remit le casque noirci sur les charbons et prit un marteau plus léger.
« Mon père est très loin, et je prie pour que sa paix ne soit que rarement troublée par des pensées à mon sujet. Mais tu n’échapperas pas à ce que j’ai à te dire. Je suis venu dans ce cloaque pour une seule et unique raison, et ce n’est pas pour mourir – pour Jésus-Christ, le Baptiste, la Religion ou qui que ce soit d’autre. Je suis venu ici pour te ramener dans le Borgo.
– Vous êtes venu pour moi ? » fit Orlandu.
Tannhauser hocha la tête.
« Pourquoi ?
– Je me suis posé cette question de nombreuses fois, et j’ai trouvé plusieurs réponses, mais aucune n’était satisfaisante. À un certain moment, “Pourquoi” n’a plus d’importance. De Medran est mort aujourd’hui, et Pepe de Ruvo aussi. Miranda a une balle dans la poitrine. Le Mas a été salement brûlé. Une fois encore, il y a plein de raisons à cela, et à cette heure aucune d’elles ne compte. Tu vas nager jusqu’au Borgo, et si pas parce que je te l’ordonne, parce que je te le demande. Va à l’auberge d’Angleterre. Tu pourras servir Bors et dame Carla jusqu’à mon retour.
– Mais comment reviendrez-vous ? Les barques ont encore été mises en pièces cette nuit et, eh bien… désolé de vous dire ça, mais vous ne savez pas nager. »
Tannhauser retira le casque du feu, fronça les sourcils, et l’enterra dans la cendre pour le refroidir. « J’ai mon propre moyen de sortir d’ici, mais tu ne pourrais pas me suivre. Maintenant fais ce que je te dis. Vas-y. »
Orlandu sentit ses yeux s’emplir de larmes et une tristesse serra sa gorge avec une douleur plus intense qu’aucune dont il pouvait se souvenir. Il sentait un chagrin et une peur qui frisait une fois de plus la terreur aveugle. Il allait perdre Tannhauser pour toujours. Il n’avait jamais rien eu à perdre auparavant. Sans Tannhauser, il restait… quoi ? Ces journées en sa compagnie, malgré l’épuisement et la folie, étaient les plus précieuses de sa vie. Les plus pleines. Les plus chères. Avant Tannhauser, il n’y avait rien eu. Tout ce qu’il pouvait se rappeler, c’était le vide. Être banni, retourner à ce vide, semblait pire que la mort. Tannhauser le prit par les épaules et se courba pour que leurs visages soient à niveau. Les yeux qui l’avaient regardé – qui lui avaient souri – avec tant de camaraderie le fixaient maintenant du fond des ténèbres avec autant de chaleur qu’une paire de pierres bleues.
« C’est dans le Borgo que j’ai besoin que tu sois. Tu n’as pas ta place ici. Je ne veux pas que tu restes. »
Tannhauser le repoussa et se retourna vers la forge.
« Maintenant, va-t’en. »
Orlandu ravala ses larmes et une rage sauvage le balaya du haut en bas. Mots et pensées étaient perdus dans le hallier d’émotions qui étouffait sa poitrine. Il se retourna, sortit en courant de l’armurerie et se retrouva dans la cour. Il continua à courir, des sanglots jaillissant de sa gorge. Il traversa toute la cour, passa la poterne et descendit l’escalier de pierre menant au quai. Deux gardes somnolaient sur les marches. Ils le regardèrent avec ce manque absolu de curiosité qui accompagne l’épuisement total. Orlandu reprit son souffle et s’arrêta à ras de l’eau.
Une seule idée jaillit de la tourmente en lui. Il arracha ses bottes, ses braies et sa chemise. Il plongea dans le port. Il connaissait l’endroit précis. Au quatrième plongeon vers le fond du port, douze pieds plus bas, ses doigts le touchèrent alors qu’il était à la limite de son souffle et il remonta les mains vides, pour reprendre de l’air.
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