La Religion
bon moment elle fut sourde au rugissement des canons et aveugle à leur feu, à la naissance du jour, et elle ne percevait plus l’odeur de la mer et sa peau était insensible à la fraîcheur de la brise matinale. Elle avait sur la langue un goût aussi plat, sans vie et froid, que du cuivre. Elle remit le tube divinatoire dans son étui de cuir. Elle se dressa sur le rocher. Et elle jeta le tube dans la mer.
Il disparut sans éclaboussure. Et même si quelque chose de précieux en elle s’évanouissait avec ces étranges pierres, quelque chose de nouveau venait de naître. Elle ferait face au futur sans pronostic, et au présent comme elle n’avait jamais osé le faire auparavant : avec espoir. Les anges l’avaient abandonnée. Et elle ne savait pas comment faire appel à Dieu tout-puissant, parce qu’elle n’avait jamais pensé à l’appeler avant. Elle tourna le dos au chaos des mortels, ferma les yeux et entrecroisa ses doigts.
« S’il vous plaît, Dieu, dit-elle, protégez mon amour. »
Elle ouvrit les yeux. De derrière la plus lointaine courbe du monde, un soleil vermillon s’élevait dans un ciel taché de nuages. Et en réponse à sa prière, elle n’entendit que la rage des canons musulmans.
SAMEDI 16 JUIN 1565
Saint-Elme – Les remparts – La forge
La découverte la plus surprenante qu’Orlandu fit à propos du combat était que c’était du travail. La peur, la puanteur, l’horreur, la rage, les coups de panique et d’euphorie totalement inattendus, la haine, la loyauté et la valeur, tout ceci avait formé une partie de ce qu’il imaginait, érigé sur les histoires qu’il avait entendues toute sa vie. Parce que les histoires étaient courtes, les batailles qu’il imaginait étaient réglées en quelques moments de crises frénétiques et de drame absolu. Mais six, huit, dix heures de combat monstre étaient principalement composées de tâches accablantes et épuisantes, comme charrier des pierres sous une chaleur aveuglante pendant que quelqu’un tentait de vous poignarder dans le dos. C’était le labeur le plus ardu et le plus éreintant jamais conçu et pourtant Orlandu, qui avait passé ses jours à gratter des coques de galères, n’était pas étranger au travail. Par moments, deux guerriers épuisés de chaque camp s’arrêtaient au milieu d’un duel par consentement mutuel, et se reposaient sur leurs lances comme si c’était des pelles pour reprendre leur souffle. Puis ils se faisaient un signe de tête et recommençaient à se battre jusqu’à ce que l’un ou l’autre soit massacré.
Le premier assaut, ce jour-là, avait été accompli par des déments : des démons couverts de peaux de léopards, de loups et de chiens sauvages, casqués d’or qui étincelait au soleil, et parfaitement indifférents à leur propre vie. Tannhauser les appelait des iayalars, qui mangeaient du haschich, fumaient du kif et chantaient toute la nuit pour alimenter leur frénésie. Certains chargeaient même entièrement nus, leurs parties se balançant entre leurs cuisses. Ils pataugeaient dans la pâtée d’excréments et d’asticots, et foulaient aux pieds les cadavres noircis et gonflés qui s’empilaient tout autour de l’enceinte, se frayant un passage entre les vautours qui caquetaient et battaient des ailes, trop gavés pour s’envoler. Ils arrivaient devant les murs avec des crochets de fer au bout de longues cordes, des échelles, et se faisaient massacrer par les arquebuceros et les canons des saillants qui les prenaient en enfilade, comme si leur seul but était de remplir de leur chair les douves gémissantes.
Quand leurs survivants repartirent en rampant vers la montagne, une foule de derviches trouva le chemin du paradis en hurlant. Après eux vint l’infanterie des azebs. Puis, sous l’éclat aveuglant du soleil au zénith, au rythme de leurs fanfares et des roulements de leurs tambours, les janissaires se joignirent à la bagarre. Encore et encore, ils dévalèrent la colline avant d’escalader les contrescarpes pestilentielles pour coller des échelles contre les murs, pour finir par dégringoler des remparts comme une vague sanglante.
Cela n’avait pas de sens.
Tannhauser avait choisi d’éviter les rigueurs des premières lignes en se servant de ses talents de tireur d’élite. En plus de son arquebuse à pierre, il avait ramassé un mousquet turc de sept paumes dans les piles d’armes prises à l’ennemi, et, avec Orlandu
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