La Religion
Au plongeon suivant, il le trouva du premier coup, tapa du pied sur le fond pour retrouver la surface et grimpa sur le quai, tenant le casque de Tannhauser.
Il s’assit, le posa sur ses cuisses et se servit de sa chemise pour le nettoyer de la vase et des algues. S’il devait partir, il pouvait au moins faire quelque chose qui ferait sourire Tannhauser, qui le rendrait fier. Quelque chose pour effacer le souvenir de ces yeux froids comme la pierre. Et celui des larmes d’enfant qui avaient piqué les siens. Alors qu’il frottait l’acier jusqu’à ce qu’il brille au clair de lune, il s’arrêta, pris d’une compréhension soudaine, et son estomac se retourna dans son ventre.
Lui, Orlandu, était le garçon que la comtesse avait cherché.
Et Tannhauser était payé par elle. Il n’avait rien à faire de la Religion. Ni du Christ. Ni de lui non plus. Orlandu n’était rien de plus qu’une marchandise, quelque chose qu’on allait vendre et se passer, un pion livré à la volonté des autres pour toujours, comme il l’avait été depuis toujours. Et depuis le jour de sa naissance. En soi, il n’était rien. La rage intérieure revint et le consuma.
Il remit ses braies et ses bottes trop grandes. Quand le son du marteau atteignit ses oreilles, il se rendit compte qu’il était revenu dans l’armurerie, sans le moindre souvenir du trajet de retour. Il pouvait à peine respirer, non pas de l’effort de sa course, mais à cause de la lanière de colère et de chagrin qui lui garrottait la poitrine. Tannhauser leva les yeux de l’enclume, vit son visage et cligna des yeux.
Orlandu jeta le casque. Il sonna sur les dalles jusqu’aux pieds de Tannhauser.
Orlandu luttait contre la brûlure dans ses yeux. Il dit : « Je ne vous sers plus. Et je reste ici parce que je suis libre, et je mourrai comme un homme pour la Religion. »
Il n’attendit pas la réponse. Sa colère s’estompait déjà et à sa place montait un terrible désir que Tannhauser le prenne dans ses bras. Il se mit à courir pour échapper à la confusion qui éclatait dans son crâne. Une fois dehors, il s’assit contre le mur, serra ses genoux entre ses bras et essaya de retrouver cet état qui avait existé avant que tout ceci ne se produise. Avant que Tannhauser lui ait fait signe de traverser le champ de mort. Avant qu’il ait connu le fléau de l’amour. Cette dame Carla, sa mère ? Il ne le croyait pas. Sa mère était une putain, comme Boccanera le lui avait dit mille fois pour accompagner ses coups de pied au cul. L’aube pointait et, de l’autre côté de la cour, des chevaliers se dirigeaient vers la chapelle. Orlandu entendit le marteau de Tannhauser continuer à taper et il se sentit abandonné.
Agoustin Vigneron s’arrêta en passant devant lui. Il le regarda d’en haut. « Viens à la chapelle, garçon, adoucir tes malheurs, dit Vigneron, c’est le dimanche de la Trinité. »
JEUDI 21 JUIN 1565 – CORPUS CHRISTI
Le Borgo – Saint-Elme
L’OBSCURITÉ PRÉCÉDANT L’AUBE semblait plus impénétrable aujourd’hui, ses ténèbres plus épaisses, l’écho de ses promesses détruit, et quand il se leva, le soleil était d’un rose pâle, blafard et maladif. Ou alors, songea Carla, ce n’était qu’un sort jeté par des milliers de cœurs sombres alors qu’ils essayaient de raviver leurs esprits pour une fête surplombée de sinistres nuages. Elle réveilla Amparo avec difficulté et l’habilla comme on fait avec une enfant, car elle avait sombré dans une mélancolie noire et ne quittait que rarement son lit. Bors aussi avait du mal à émerger de sa stupeur d’opium et de boisson, état qu’il recherchait davantage pour endormir son angoisse que la douleur de la cicatrisation de ses blessures. L’angoisse propre de Carla et sa culpabilité face au désastre dans lequel elle avait plongé Tannhauser étaient bien assez funèbres. Mais quelqu’un se devait de répandre l’amour du Christ, et elle se sentit bénie que ce soit elle. Elle arracha à Bors le serment de veiller à ce qu’Amparo assiste à la procession, car cela pourrait l’inspirer. Puis elle partit y prendre sa place, habillée et voilée de noir.
Carla avait été invitée par frère Lazaro à se joindre aux frères de l’hôpital et à ceux des blessés qui pouvaient marcher. Sans l’avoir aucunement cherché, elle était devenue un personnage révéré à l’infirmerie. Les estropiés avaient soif de ses
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