La Religion
armés d’une simple lance, et qu’ils portaient sur eux la peau et la mâchoire de la bête quand ils partaient en guerre. Pas étonnant, donc, que l’homme qui le soignait puisse nettoyer les excréments d’un autre homme avec plus de fierté qu’un prince à son propre couronnement, et que, même réduit à cet état d’humilité, il se tienne aussi droit que n’importe quel janissaire ou chevalier.
Après ses échecs répétés pour entamer une conversation, Tannhauser se limita de lui-même à des mouvements de tête et des grognements de remerciement et de bénédiction. L’Éthiopien dormait sur le sol au pied de son lit et quand dans son insomnie Tannhauser attendait les premières lueurs de l’aube, il se tournait pour étudier les fins traits d’ébène au repos. Or les yeux de l’homme étaient déjà ouverts, toujours, comme s’il ne dormait jamais, se contentant de se reposer, ses yeux noirs changés en miroirs dans lesquels toutes choses se reflétaient, même si Tannhauser ne pouvait en nommer aucune.
Au-delà des fins murs de la tente, le canon tonnait et les fouets claquaient, et des cruautés sans nombre étaient enregistrées dans des archives du temps qui n’avaient jamais été lues. Mais ici, un étranger, dont il ignorait le nom et à qui il ne l’avait pas demandé, s’occupait de lui jour et nuit comme s’il était un bébé. Et quelle que soit la coercition qui avait amené l’Éthiopien à cette tâche, il l’accomplissait avec une gentillesse sans bornes, au beau milieu d’un mal sans limites, et il semblait à Tannhauser qu’il était aussi près de la pureté qu’aucune gentillesse humaine ne puisse jamais parvenir.
LE JOUR ÉTAIT À L’AUBE quand Tannhauser s’éveilla et comprit, sans raison particulière, que c’était terminé et qu’il allait mieux : faible et frissonnant, réduit à un sac d’os et de tendons, mais libéré de ce qui l’avait tant rendu souffrant. Il regarda l’Éthiopien et vit qu’il le savait aussi. Il se leva de son lit sur des jambes faibles et s’avança dehors, dans la lumière du jour, l’Éthiopien à son côté. La tente d’Abbas était perchée sur une colline qui dominait le Marsa, la large plaine plate entre Sciberras et Corradino qui s’enfonçait dans les terres au-delà du Grand Port. Le Marsa était couvert des tentes du camp turc : bivouacs, cuisines, réserves et la tache grandissante de l’hôpital de campagne, où les moins fortunés que Tannhauser étaient allongés, mourant sous des morceaux de toile et la violence du soleil de l’été. Ils marchèrent quelques centaines de pas jusqu’au bord de la colline et, de là, jetèrent un regard surplombant sur ce qui aurait pu être le cratère de l’Etna.
Un nuage gris et dense s’élevait au-dessus du relief côtier de péninsules et de baies, et les bouffées de fumée et les éclats des déflagrations formaient les rayons d’une gigantesque roue englobant la pointe aux Potences, Saint-Elme et les hauteurs de Sciberras, San Salvatore, Margharita et Corradino, là où ils se trouvaient. Au centre de la colère de cet holocauste se trouvaient le Borgo et L’Isola, eux-mêmes crépitant et fumant des tirs d’artillerie et de mousqueterie. Un mugissement s’éleva dans le matin et les légions du sultan surgirent sur le Grand Terre-Plein, enjambant les fossés débordant de cadavres, pour s’éclabousser contre les bastions noircis de fumée des deux forteresses. Des échelles se levèrent, des cerceaux et des jarres de feu dégringolèrent, et la boucherie du corps à corps reprit tout le long des remparts.
Après son séjour dans l’éternité de la matrice rose, ce bouillonnement démentiel semblait à Tannhauser un fantasme aberrant issu d’un autre monde, une farce diabolique dont les acteurs étaient recrutés par pure duperie.
Mais c’était le monde, et son monde qui plus est, et savoir qu’il devrait bientôt replonger dedans, sous un drapeau ou un autre, l’emplissait de crainte et de nausée, et d’un désir presque irrésistible de battre en retraite vers l’impotence dont il venait à peine d’émerger. Il jeta un œil vers l’Éthiopien, et pour une fois il le surprit garde baissée. L’homme avait l’expression d’un chat assis à une fenêtre observant deux meutes de chiens rivaux se battant dans une rue. Il examina Tannhauser et vit ce qu’il pouvait voir, puis se détourna et repartit vers le
Weitere Kostenlose Bücher