La Religion
la taille d’un poing, derrière la balle de mousquet dans son dos, et d’où on avait finalement tiré plus d’une pinte de pus. S’il était mort durant cette période, ç’aurait été comme un sac d’os tremblant et balbutiant, incapable de quoi que ce soit d’aussi raffiné que le regret ou même la peur. Ce qui avait suivi son retour à la conscience était un peu plus éprouvant.
Il se retrouva soigné, avec le maximum de luxe qu’autorisaient les circonstances, dans la tente de campagne couleur flamant rose d’Abbas bin Murad. Un esclave éthiopien ventilait les mouches et épongeait son front dans une chaleur mortelle. Il brûlait de l’encens et posait des ventouses de verre chauffées sur sa peau. Il versait de l’eau au miel, des yaourts salés et des élixirs médicinaux dans sa gorge en telles quantités que Tannhauser en aurait vomi s’il en avait eu la force. Ce même homme muet et patient s’occupait de son membre avec une dignité exquise, humiliation que Tannhauser supportait avec la force d’âme et les lèvres serrées de celui qui n’a vraiment pas le choix. Dans une jarre d’argile, l’Éthiopien recueillait ses flots d’urine permanents avec la plus grande satisfaction, comme s’il s’agissait de la plus belle récompense pour ses soins attentifs.
Pendant quelques jours, Tannhauser endura ces épisodes avec embarras – pour lui autant que pour son infirmier – car cela lui semblait une bien pauvre façon de vivre ; puis il réfléchit et se dit que l’Éthiopien était peut-être le plus heureux de tous ses frères sur l’île. Car s’il n’avait pas été en train de ventiler, d’éponger et de remplir des jarres sous une tente, il se serait plus que probablement retrouvé à tirer des canons ou à porter des paniers de pierres sur les collines alentour. Suite à cela, Tannhauser se soumit au traitement avec une conscience plus légère et se retrouva même enclin à marmonner sa gratitude.
Lorsqu’en de brefs moments lui revenait la force de lever sa tête des oreillers, il se rendait compte que son corps, et en particulier ses jambes, était couvert de lésions brunes et pourpres d’aspect alarmant. S’il avait vu quelqu’un d’autre dans un tel état, il se serait tenu à distance respectueuse, car si la mort noire devait revenir châtier les impies, elle ressemblerait certainement à ça. La pensée qu’un nègre pût aisément être sacrifié à une telle destinée ne fit qu’accroître la peur que son diagnostic soit exact. Que son pénis semble immunisé contre ce fléau lui apporta un soulagement profond, même s’il était fugitif. Pourtant, assistant à un défilé de médecins arabes et juifs, qui arboraient tous un aplomb certain face à ses stigmates, il se sentit peu à peu rassuré. Le consensus entre ses docteurs était que ces lésions représentaient l’expulsion des humeurs toxiques de son corps, les détritus de son combat pour rester en vie. Ils étaient unanimes dans leur certitude que s’il survivait, elles disparaîtraient, un fait que les Arabes, et peut-être même les Juifs, attribuaient à la bienfaisance d’Allah plutôt qu’à leur propre expertise. Les nombreuses entailles à moitié guéries et les bleus qui ornaient son corps n’attiraient, eux, aucun commentaire.
Les médecins avaient préparé une pommade de giroflées rouges, de musc de daim et de clous de girofle infusés dans du vinaigre, dont les fortunés parmi le haut commandement enduisaient leurs narines deux fois par jour contre la contagion par la peste. Tannhauser profitait également de ce rare bienfait protecteur et on lui expliqua que c’était bon contre les suées nocturnes, et tous les effets de la mélancolie. En ce qui concernait cette dernière, sinon les autres, la pommade s’avéra parfaitement inefficace. Les soins prodigués, donc, étaient de la plus haute qualité, et c’est ainsi que lui fut niée la chance de quitter ce royaume mortel dans une bienheureuse inconscience. À la place, il passa plusieurs semaines dans un état d’incapacité physique plus complet qu’il n’aurait pu l’imaginer. Pour un homme qui investissait une portion substantielle de sa fierté dans sa force physique, c’était une expérience singulière.
Abbas venait le voir chaque soir, nuit après nuit, semaine après semaine, le visage tendu et émacié de voir tant d’hommes braves mourir sur le champ de bataille, et il s’asseyait
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