La Religion
tête. Ses yeux lancèrent un éclair meurtrier, et Carla sentit que si elle n’avait pas été présente, il aurait dégainé son épée et foncé. Elle regarda par-dessus son épaule et son ventre se serra.
Ludovico était debout sur les gravats, en complète armure noire, cette dernière martelée de coups et couverte de saleté. Son casque pendait à sa main gauche, retenu par une lanière. Deux aiguilles de lumière brillante émergeaient du creux de ses yeux. Son visage était tiré de fatigue, mais ne révélait pas grand-chose d’autre.
« Auriez-vous quelque rafraîchissement à partager avec un compagnon chrétien ? » demanda Ludovico.
Ses yeux étaient braqués sur Carla et elle se détourna. Elle avait peur. Une peur tortueuse bien plus déstabilisante que tout ce qu’elle avait pu rencontrer de sa vie. Mattias lui lança un regard. Elle le sentait au bord d’exploser de violence, et elle espérait qu’il réussirait à se contenir, même si elle ne savait pas bien pourquoi. Il se leva et s’adressa à Ludovico.
« Si ce compagnon a assez de culot pour le demander, qu’il s’assoie donc, il est le bienvenu. »
Ludovico s’approcha. Il boitait, mais tous les hommes de la garnison boitaient, sauf Bors. Il s’inclina devant Carla et s’assit. Il posa son casque et retira ses gantelets, qui étaient maculés et collants de sang. Il se signa et murmura des grâces en latin. Mattias lui passa l’outre et le regarda boire, puis il la reprit et but à son tour. Ludovico prit un peu de nourriture et mangea par petites bouchées, qu’il mâchait longuement, avec un air ascétique délibéré. Il fixait un point quelque part dans le vide, un endroit connu de lui seul.
Mattias fixait Ludovico.
Ni l’un ni l’autre ne parlaient.
Carla se sentait de plus en plus déconcertée. Cela ressemblait à un concours, dont elle ignorait les règles, et dont les conditions de victoire pouvaient inclure une mort subite. Elle ne savait pas quoi dire, aussi ne dit-elle rien. Elle ne savait pas si elle devait partir ou rester, et donc elle demeura assise, immobile et tendue. Elle jetait des yeux furtifs vers l’un ou l’autre, mais aucun ne lui rendait ses regards. Elle serra ses mains sur ses cuisses et regarda ses genoux. Une vague nausée lui chargeait la langue. Le silence entourant le feu devint immense, jusqu’à ce qu’il soit plus vaste que l’obscurité elle-même, jusqu’à ce que même le vacarme de la bataille semble étouffé et lointain. Quand enfin elle n’en put plus, elle commença à se lever.
Les deux hommes se remirent immédiatement sur pied.
« Merci pour la nourriture et votre compagnie, dit-elle à Mattias. Maintenant, je dois retourner à mon travail.
– Non, dit Mattias, notre conversation n’est pas terminée. Restez. Je veux dire, s’il vous plaît de rester », ajouta-t-il.
Ludovico s’inclina encore une fois devant elle. « Je ne voulais pas être grossier, dit-il. Si vous le souhaitez, je m’en vais sur l’heure. »
Elle vit Mattias réprimer un sourire méprisant. « Finis ton souper, moine, dit-il. Quand tu te seras rempli l’estomac, tu pourras retourner ramper dans la nuit. »
Ludovico lui jeta un regard dénué d’expression.
« Assieds-toi, dit Mattias. Il était dit que nos chemins se croiseraient à nouveau, et cet endroit est aussi bon qu’un autre. » Comme pour ne pas être vaincu par l’étiquette, il s’inclina devant Carla et ajouta : « C’est-à-dire si la compagnie du bon moine n’est pas une perspective trop désagréable pour vous. Si elle l’est, il le comprendra aussi bien que moi. »
Elle se demanda pourquoi Mattias voulait que Ludovico reste. Elle se retrouva en train d’acquiescer, et ils se réinstallèrent tous les trois sur leurs blocs de pierre. Elle ne pouvait s’empêcher d’être consciente que ces deux hommes étaient des tueurs, car leurs harnachements étaient croûtés de sang. Plus inquiétant encore, tous deux étaient en quête de son affection, et elle sentait les cordes de leur virilité tendues à se rompre. C’était comme d’être assise entre deux chiens de guerre rivaux. Mais au moins avait-elle brisé le silence. Quoi qu’il puisse advenir, elle espérait ne pas avoir à les empêcher de se sauter à la gorge.
Ludovico désigna la clameur d’un mouvement de tête. « Vous êtes considéré comme un expert en ce qui concerne les infidèles, capitaine Tannhauser.
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