La Religion
mises de côté, des charpentiers assemblaient le toit de la caverne qui prenait forme.
On fit rouler le canon – un brise-étrave arraché à une galère et monté sur une charrette – et les artilleurs le chargèrent et l’amorcèrent. Il pouvait tirer un boulet de fer de quarante-huit livres. Pour le premier tir, La Valette choisit ce poids exact de balles de mousquets, douze balles faisant une livre. Il ordonna qu’on les encolle avec une pelletée de saindoux. Les charpentiers étalaient un chemin de planches sur le sol rude de la caverne et, une heure à peine après l’apparition des premières pierres, deux maçons portant des masses pénétrèrent dans le tunnel pour déloger les blocs du revêtement extérieur.
Tannhauser donna un coup de coude à Bors et ils emportèrent leurs longs fusils jusqu’aux embrasures. Un rapide coup d’œil révéla les tireurs d’élite turcs sur la plateforme, juste au moment où l’un d’eux désignait le bas, et ils s’alarmèrent tout à coup tous en même temps, et comme un seul homme ils pointèrent leurs mousquets en bas, vers le trou qui faisait irruption. Tannhauser et Bors se redressèrent et, appuyant les canons de leurs armes sur le merlon, ils firent feu. Des gouttes jumelles de matière cervicale arrosèrent les occupants de la plateforme, les morts furent projetés sur leurs camarades, et s’emmêlèrent avec eux. Alors que les Turcs bataillaient pour maîtriser leur confusion, une douzaine d’ arquebuceros se levèrent le long du bastion de Provence et expédièrent une volée de plomb dans l’enchevêtrement humain.
Tannhauser passa la tête par-dessus l’encorbellement.
Le trou ouvert dans le mur vomit soudain un demi-millier de balles de mousquets et un torrent de graisse de porc enflammée, à bout portant, sur la malchanceuse masse d’hommes exposés dans la galerie inférieure de la tour. Un tourbillon de fumée noya la base de l’engin, et dans ses rouleaux mortels bouillonnait un épouvantable microcosmos qu’il valait mieux ne pas imaginer. Réserves de poudre et grenades à main s’enflammèrent en déflagrations assourdissantes, et des corps mutilés et en flammes jaillissaient de toutes parts, avant d’aller recouvrir la poussière en autant d’angoisses anonymes. Capitaines et guetteurs hurlaient des ordres à la masse d’esclaves noirs recroquevillés contre le rempart, et ils se précipitèrent pour détacher les cordages qui stabilisaient la tour. D’autres furent dirigés à travers la fumée étouffante, à coups de fouet et de pointe de lance, pour démonter les étais afin de reculer la tour, et les tireurs chrétiens les prirent immédiatement pour cible depuis leurs embrasures. Alors que l’engin grinçait en battant en retraite sur sa route de planches graissées, des esclaves glissant dans le sang et la graisse passaient sous les énormes roues pleines qui les démembraient, leurs cris et les craquements de leurs os à peine audibles dans le tumulte.
La tour surchargée n’avait reculé que d’une quinzaine de pas quand le brise-étrave rugit à nouveau depuis son tunnel dans le mur. Les canonniers de la Religion avaient aiguisé leur talent en tirant sur des navires ennemis dans le roulis et le tangage d’un pont de galère. Distante d’à peine trente pieds, la tour était la cible la plus facile qu’ils aient jamais eue. Le boulet éclata le mât principal de droite, là où il était rejoint par l’entrelacs de charpente soutenant le premier étage. Une tornade d’éclats de bois souffla à travers des chairs infortunées, et les aveugles et les éviscérés ajoutèrent leur portion de douleur à ce carnage hurlant. La tour pencha en un énorme grognement. Des hommes se mirent à sauter du tiers supérieur, visant à adoucir leur chute sur leurs camarades qui se tordaient au sol. Deux gazi tirèrent leurs sabres et chargèrent dans le tunnel pour s’emparer du canon et de ses servants.
Tannhauser se recula le long du mur pour recharger son mousquet.
Tout en mesurant la poudre dans la chambre, il regarda dans le fort, là où les artilleurs rechargeaient leur canon. Quand les deux gazi déboulèrent du tunnel enfumé, les maçons maltais se jetèrent sur eux avec leurs masses et, leurs tabliers de cuir vite rougis comme ceux des équarrisseurs, ils traînèrent de côté leurs restes pulvérisés pour que le canon puisse à nouveau rouler sur ses planches.
Témoignage de la
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